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KAWABATA Yasunari

(Osaka, 14/06/1899 - 16/04/1972)

 


      kawabata

A gauche, Kawabata travaillant dans sa maison de Nagatani (Kamakura), en 1946 ou plus tard.

L'enfance de Kawabata est marquée par la mort : son père - un médecin - d'abord (de la tuberculose en 1900), puis sa mère (1901), sa soeur et sa grand-mère. Dès 1906, il vit avec son grand-père malade, qui mourra en 1914.
Il commence à publier à l'université de Tokyo en 1921 - où il poursuit des études de littérature - et à s'investir dans plusieurs revues avant-gardistes. Il lit beaucoup, notamment les littératures occidentale et russe. Il publie de nombreuses critiques littéraires. Son premier livre (un recueil de nouvelles) sort en 1926. Nombre de ses livres paraissent en feuilleton dans les journaux.

kawabata 1930
Kawabata en 1930. A droite, sa femme Hideko, et à gauche la soeur de sa femme, Kimiko.

Sa renommée va grandissant : il reçoit le prix Noma en 1954 (pour Grondement dans la montagne). Il est traduit à l'étranger et reçoit de nombreux prix et distinctions (médaille Goethe, Officier des Art et Lettres...). Il devient le premier Japonais à recevoir le prix Nobel de littérature (en 1968) (le second sera Oe Kenzaburo en 1994).

De santé fragile tout au long de sa vie, souffrant d'insomnies, hospitalisé à plusieurs reprises (en 1962 pour une intoxication aux somnifères, en 1966 pour une hépatite, en 1972 pour une appendicite).

1968 : Prix Nobel.

Kawabata recevant le Nobel

 

Kawabata se suicide au gaz le 16 avril 1972. Il avait été très marqué par le suicide de Mishima (en 1970), avec qui il avait noué une amitié littéraire depuis 1946.

Kawabata est l'un des écrivains japonais les plus importants du XX° siècle.

Ses livres ne sont pas toujours faciles d'accès à cause des nombreux sous-entendus, des fins abruptes et sibyllines, des lacunes volontaires dans le récit et de sa volonté de ne pas expliquer.
Sans compter que la traduction (très difficile paraît-il, à tel point que des études ont été publiées sur le problème de ces traductions...) oriente souvent le texte dans un sens qui n'est malheureusement pas forcément le seul existant dans le texte initial...

Pays de Neige (Yukiguni, 雪国), écrit entre 1935 et 1948. Traduit par Bunkichi Fujimori et Armel Guerne, Le Livre de Poche, 190 pages .
Ce roman est souvent considéré comme son chef d'oeuvre.
La trame en est très simple. Shimura, un citadin argenté et marié, va passer quelques jours dans une station thermale perdue dans les montagnes, et ceci à trois reprises, racontées de manière assez sophistiquée puisque le livre commence sur le deuxième séjour, le premier étant raconté en flash-back. Il entretient une relation avec une jeune femme plus ou moins geisha, Komako. Au début du livre il rencontre, dans le train qui l'amène au Pays de Neige, Yoko, une jeune femme qui l'intrigue et qui se révélera vite avoir un lien avec Komako.

Il s'agit du livre de Kawabata qui a été l'objet du plus grand nombre d'études. Il faut dire qu'il est d'une simplicité trompeuse qui cache de nombreux symboles, non-dits et autres phrases sibyllines. Et malheureusement, il semble fort que la traduction française disponible occulte une très grande partie de la profondeur de l'oeuvre. En effet, je suis au regret de constater que presque tous les éléments qu'étudie Cécile Sakai dans son livre "Kawabata, le clair-obscur" (Presses Universitaires de France, 2001, 188 pages), sont introuvables ou très atténués dans le texte français...

 Texte de Bunkichi Fujimori et Armel Guerne
Traduction de Cécile Sakai, extrait de "Kawabata, le Clair-Obscur"
"Un long tunnel entre les deux régions, et voici qu'on était dans le pays de neige. L'horizon avait blanchi sous la ténèbre de neige." (page 15) "Au sortir du long tunnel de la frontière, on se trouvait au pays de neige. Le fond de la nuit avait blanchi." (page 36)

Dès la deuxième phrase du livre, le lecteur est accueilli avec une coquetterie dont il aurait pu se passer : "la ténèbre" ! franchement...
Allez, une autre comparaison - pour le plaisir - qui permet de constater à quel point le rendu en français d'un roman peut varier :

 Texte de Bunkichi Fujimori et Armel Guerne
Traduction de Cécile Sakai, extrait de "Kawabata, le Clair-Obscur"
"Et quand le train se mit à rouler, l'espace d'un bref instant, un reflet vint tomber sur la fenêtre de la salle d'attente : le visage de Komako y apparut comme une lueur, pour disparaître aussitôt. Et le vermeil de ses joues, tout irréel déjà, avait eu le même éclat que celui qui s'était piqué au coeur de la neige éblouissante dans le miroir matinal. De nouveau, pour Shimura, ce fut la couleur annonçant un adieu au monde du réel." (page 101) "Le train s'ébranla, aussitôt les vitres de la salle d'attente brillèrent, et à peine le visage de Komako s'enflamma-t-il dans cette lumière qu'il disparut ; ses joues étaient écarlates comme elles l'étaient dans le miroir, l'autre matin sous la neige. Et c'était là à nouveau pour Shimamura la couleur de la séparation d'avec la réalité." (page 36)

Et puis, pages 42-43, pourquoi diable passe-t-on du passé au présent ? Y a-t-il une raison ? Dans ce cas, une note aurait été la bienvenue. Extrait :

 Texte de Bunkichi Fujimori et Armel Guerne
"[...] annonça Shimura, repris par son envie de rire. J'ai tout planté !
- Oh !...
La jeune femme se retourne et s'enfonce avec lenteur sous le couvert des arbres. Shimamura la suit sans mot dire. Ce bois de cèdres était celui d'un petit temple, et la jeune femme se laissa tomber sur une pierre plate, [...]" (pages 42-23)

Allez, j'ai aussi noté, page 110, "...
une fête des enfants bien faite pour exprimer [...]". Franchement, pas besoin du "gueuloir" de Flaubert pour constater que c'est moche, pour dire le moins.
La traduction de Cécile Sakai met en évidence ce qu'elle appelle des "décrochages en cascade" et autre "disjonction" qui mettent notamment en évidence les "
dysfonctionnements de la communication entre les personnages" (Kawabata, le Clair-Obscur, page 96) :
 Texte de Bunkichi Fujimori et Armel Guerne
Traduction de Cécile Sakai,extrait de "Kawabata, le Clair-Obscur"

"- Pas de problème d'argent en ce qui vous concerne, n'est-ce pas ? Vous avez toujours pu dépenser autant que cela ? demanda-t-elle en s'arrêtant pour le dévisager. Pourquoi ne gardez-vous pas la moustache ?
- J'y ai déjà songé, dit Shimamura en se passant la main sur l'ombre bleue de sa barbe frais rasée, dont le double sillon le long de sa lèvre soulignait la douceur de ses joues. Est-ce cela, se demanda-t-il, que Komako trouve séduisant ? Il plaisanta : "Vous avez unpeu l'air, vous aussi, d'être rasée de frais lorsque vous enlevez votre couche de poudre.
- Oh ! écoutez ! les corbeaux ! ce qu'ils peuvent être lugubres !... Je me demande où ils sont. Brr ! quel froid !..." (page 97)

"- Tu en as, de l'argent à dépenser ! Tu vis toujours comme ça ? demanda-t-elle en le dévisageant. Pourquoi ne pas porter la moustache ?
- Oui, j'y pense, répondit Shimamura en caressant l'ombre bleue de sa barbe rasée. Un magnifique sillon, soulignant sa bouche, mettait en valeur la douceur de ses joues, et Shimamura se dit que c'était peut-être cela qui séduisait Komako. Il poursuivit : Tu sais, quand tu enlèves ta couche de poudre, on dirait aussi que tu viens de te raser.
- On entend crier des corbeaux, sinistres. Où sont-ils ? J'ai froid. " (pages 94-95)

pays de neige
Pays de neige (yukiguni, 雪国), 1957, film réalisé par Shiro Toyoda.

Pays de Neige comporte quelques très belles pages, des images marquantes, mais il me semble malheureusement difficile, quand on ne lit pas le japonais dans le texte, de s'en faire une idée juste : on sent qu'il existe un sous-texte, des symboles, mais il très difficile de les déchiffrer. Le livre de Cécile Sakai permet d'en trouver quelques clefs.

yukiguni
Passages de Pays de Neige, de la main de Kawabata, trouvés près de son lit après sa mort.


izu

La Danseuse d'Izu (Le Livre de Poche, 125 pages, nouvelles traduites du japonais par Sylvie Regnault-Gatier, S.Susuki et H.Suematsu).
Contient les cinq nouvelles suivantes : La Danseuse d'Izu, Elégie, Bestiaire, Retrouvailles, La Lune dans l'Eau.
Ces nouvelles sont un peu inégales.
La première, La Danseuse d'Izu (zu no Odoriko, 伊豆の踊子, 1926), est vraiment très bien et comporte un fond autobiographique. En effet, en 1918 Kawabata avait effectué un voyage à Izu pendant lequel il avait rencontré une troupe de théâtre ambulant. C'est ce qui se passe dans cette nouvelle. Très belles descriptions de la nature, personnages intéressants, symboles sexuels troubles (la sexualité des personnages de Kawabata est souvent très ambiguë, avec souvent une homosexualité latente ou explicite), qui semblent un peu gommés dans la traduction comme en témoigne l'exemple suivant :

 Texte du livre de Poche
Traduction de Cécile Sakai,extrait de "Kawabata, le Clair-Obscur"

"La lampe de la cabine s'éteignit. Une odeur de poisson frais, de marée, montait vers la bateau et devenait plus intense. Il faisait complètement noir. Je me réchauffais à la tiédeur du corps de mon compagnon et je laissais couler mes pleurs. Ma tête se résolvait en eau claire, qui s'écoulait sans rien laisser en moi ; et j'en éprouvais une douceur paisible." (page 38)

"La lampe de la cabine finit par s'éteindre. L'odeur du poisson frais chargé par le bateau, mêlée à celle de la mer, devenait plus intense. Au milieu des ténèbres, me réchauffant contre le corps tiède du jeune homme, je laissais mes larmes se répandre. Ma tête était devenue eau claire, qui s'écoulait goutte après goutte, et après cela je ressentis le doux plaisir de ce qui ne laisse aucune trace." (page 66)

la danseuse d'Izu
La danseuse d’Izu (izu no odoriko, 伊豆の踊子), 1954. Film réalisé par Yoshitaro Nomura

La nouvelle suivante, Elégie (1932), parle d'une femme qui a perdu son mari et qui cherche à le reconnaître dans les arbres, les fleurs, etc.
Personnellement, je l'ai trouvée un peu longue, et moins intéressante que Bestiaire (1933), dans laquelle un homme solitaire et quelque peu misanthrope élève des oiseaux. Sur le chemin du théâtre dans lequel joue Chikako, il se souvient de l'aventure qu'il avait eue avec elle...
La nouvelle suivante, Retrouvailles (1946), se situe juste après la défaite japonaise en 1945 : un homme assiste à un festival dans un sanctuaire, en présence de soldats américains ; il revoit une femme qu'il avait connue. Elle va le suivre et s'accrocher à lui...

Dans La Lune dans l'eau (1953), un homme alité contemple le monde grâce à une glace à main qui lui permet de voir ce qui se passe par la fenêtre de sa chambre. Très belle nouvelle.


le grondement dans la montagne

Le Grondement de la montagne (Yama no oto, 山の音), roman traduit du japonais par Sylvie Regnault-Gatier et Hisashi Suematsu). Prix Noma 1954. Le Livre de Poche, 253 pages.

Il s'agit d'un des romans les plus connus de l'auteur, écrit entre 1949 et 1954 et qui fut publié par livraisons dans huit revues différentes. Le thème principal, comme souvent chez Kawabata, en est la mort, la vieillesse, accompagné ici de l'oubli soudain de choses simples (comme par exemple comment faire un noeud de cravate, pour ceux qui ne les laissent pas déjà nouées...), perte progressive de la mémoire du "héros", Shingo. Par exemple, de la servante qui est restée six mois chez Shingo et sa femme Yasuko, "elle ne survivait un peu dans sa mémoire que par un geste, un salut au seuil de sa maison. Cela lui donna l'impression de sentir la vie s'échapper" (page 6 ; la dernière phrase étant traduite par Cécile Sakai, page 107 de son livre cité plus haut, de la manière suivante, plus menaçante : "c'était comme si Shingo pressentait la fuite de la vie"). Il semble que, au début du livre, une demi-page du texte d'origine n'ait pas été traduite (censurée ?) en français. Déjà que, chez Kawabata, il faut souvent décrypter, mais dans ces conditions...

manuscrit
Première page du manuscrit de Grondement dans la Montagne. (collection Musée de la littérature moderne japonaise - Nihon Kindai Bungaku-kan).

Tout au long du texte, Shingo s'interrogera souvent sur des bribes de souvenirs, des rêves étranges ayant souvent pour origine l'attirance (réciproque et platonique) qu'il a pour sa belle-fille, Kikuko. Il prend de plus en plus conscience de la nature, découvre des arbres qu'il n'avait jamais remarqués. En même temps, il semble rentrer en lui-même, dans l'analyse de ses souvenirs ("[...] mais ni ses paroles ni son rire ne furent audibles ; il fut le seul à s'entendre" page 104), en même temps qu'il médite sur la mort, la désagrégation de sa famille, dont tous les membres sont malheureux dans leur couple. Il est souvent hésitant quant à l'interprétation à donner à des détails qui semblent sans importance (la chute d'une châtaigne) mais qui, du fait qu'il les analyse minutieusement, semblent en avoir ou en acquérir, au moins en tant que symboles. Ces petits détails le surprennent souvent, amenant le lecteur à se demander s'il n'a pas omis un détail qui expliquerait la surprise de Shingo.
Shingo et sa belle-fille ont la complicité des lève-tôt qui habitent la même maison ; ils parlent de tout et de rien (comme d'oiseaux et de serpents, pages 150-151), mais il y a bien sûr tout ce qui n'est pas dit, et qui peut parfois être très explicite, comme par exemple lors d'une visite d'un parc :
"- As-tu quelque chose à me dire avant de rentrer à la maison ?
- A vous, Père ? J'aurais beaucoup de choses à vous dire, mais..
." (page 178).

les grondement dans la montagne
Le Grondement de la montagne (yama no oto, 山の音), 1954, réalisé par Mikio Naruse.

Le fils (le mari de Kikuko) a tendance à fuir ses responsabilités, ou plus exactement à ne pas ressentir de sentiment de culpabilité (encore que... son alcoolisme serait-il un moyen d'oublier ?), comme lorsque son père lui demande :
"- As-tu tué des hommes, à la guerre ?
- J'sais pas. Ceux qui recevaient les balles de ma mitrailleuse mouraient probablement. Mais on pourrait dire que je n'étais qu'une machine derrière une machine, et que ce n'était pas moi qui tirais.
" (page 196).

Il est intéressant de noter un rapport avec Les Belles Endormies :
"Quel profond réconfort de sentir dans ses bras une jeune fille qui dormait paisiblement." (page 218). La phrase qui suit immédiatement est : "Elle n'avait pas encore vingt ans; elle devait avoir quatre ou cinq ans de moins que Kikuko". En effet, c'est Kikuko qui obsède Shingo, du coup les femmes se rapportent toujours à elle.
Un peu plus loin, on peut lire cette phrase désabusée : "Le bonheur, se dit-il, n'est peut-être que dans l'instant qui fuit".

Du côté de la forme, il y a fréquemment des sortes de résumés d'événements passés dans les chapitres précédents ; ces résumés créent un curieux effet de remémoration, voire de trituration de la mémoire, de la part de Shingo, et fragmentent encore plus le livre, donnant un caractère presque autonome à chaque partie. De plus, lors de la lecture de chaque chapitre, il est impossible de dire immédiatement combien de temps s'est écoulé depuis la fin du chapitre précédent (quelques jours ? deux mois ?). On ne l'apprend généralement qu'incidemment. Ceci crée un effet de flottement, le lecteur cherchant à comprendre à travers les petits détails qui lui sont donnés, si la situation de la famille n'a pas évolué d'une manière qu'il ne peut encore appréhender.

Le grondement dans la montagne est un bruit que Shingo entend - ou croit entendre - une nuit alors que, sa femme ronflant, il s'est levé pour prendre le frais à l'extérieur. Qu'est-ce que ce bruit ? Le vent, la mer, un bourdonnement d'oreille ? Ce grondement est-il annonciateur de la fin de sa vie ?

On notera que, dans le texte français, le père et le fils se vouvoient, alors qu'ils se tutoient dans la traduction qu'en fait Cécile Sakai. L'effet en est très différent, le vouvoiement renforce, pour le lecteur moderne, la distance qui les sépare.

Juste pour l'anecdote, Kawabata cite les derniers mots de Mori Ogai ("Fi ! Sans intérêt", page 191), un personnage (féminin) porte le nom de l'écrivain Tanizaki, et il est fait mention du 210° jour (page 38 ; il s'agit d'un jour particulièrement favorable pour les typhons) qui est également le titre d'un livre de Soseki.



le lac

Le Lac (Mizuumi), roman écrit en 1954-1955 et traduit du japonais par Michel Bourgeot avec la collaboration de Jacques Sergine. Le Livre de Poche, 126 pages.
Gimpei est un ancien professeur renvoyé pour cause de relation inappropriée avec une de ses élèves. Il est complexé par la laideur de ses pieds, qui ressemblent à ceux des singes. Fasciné par la beauté des très jeunes filles, il lui arrive souvent de les suivre dans la rue.

C'est un curieux roman dans sa construction : la narration saute à travers la chronologie, passe sans vraie transition à des rêves, des fantasmes, puis revient à la réalité du présent, puis le texte se focalise pendant une petite trentaine de pages sur un personnage féminin, Mizuki Miyako, à qui Gimpei a dérobé l'argent de son sac... encore que "dérobé" peut sembler excessif, car que s'est-il passé exactement ? Ni elle ni lui ne le savent, ou ne veulent le savoir.
Miyako et Gimpei entretiennent des relations indirectes, par personnes interposées, sans qu'aucun des deux ne le sache.
Miyako est-elle une sorte de double de Gimpei ? Elle semble avoir un lien trouble avec lui, des pulsions communes, ou complémentaires ; ainsi s'exclame-t-elle en s'adressant à la fille de sa servante : " « Tu en as de mignons pieds, Sachiko !». Miyako, qui avait les coudes appuyés sur les genoux, allongea le bras pour toucher un des petons offerts à sa vue." (page 47). De plus, autant Gimpei aime suivre les jeunes filles, autant Miyako semble apprécier d'être suivie.

On rencontre, dans le roman, plusieurs thèmes récurrents chez Kawabata, notamment la fascination pour l'incendie (voir Pays de Neige), à n'en pas douter symbolique à de nombreux niveaux (feu destructeur, purificateur, etc.) : "Le regard de Gimpei se porta vers la forêt obscure. Sur le rivage, bien au-delà du lieu natal de sa mère, un incendie se déchaînait dans la nuit. Une sorte de fascination s'empara de Gimpei, l'attirant vers ce flamboiement reflété dans les ténèbres liquides." (page 32). Le Lac également est très riche en symboles.

Un autre thème apparaît, qui sera développé par la suite dans Les Belles Endormies : Miyako fait un pari avec Arita, l'homme nettement plus âgé qu'elle qui l'entretient.
Si elle perd : "Eh bien... tu pourras dormir toute la nuit la tête sur mon bras" (page 40), lui dit-elle.
Le vieil homme fait des cauchemars, il gémit dans son sommeil. Il est là, impuissant, et Miyako peut choisir de le réveiller ou non, il est en quelque sorte, mais temporairement, en son pouvoir. Ses gémissements réveillent Sachiko (la fille de la servante), qui se cramponne à sa mère. Cette dernière lui dit qu'il n'y a rien à craindre : "Pourquoi donc, peur ? C'est Monsieur. Et la peur, tu sais bien que c'est lui qui l'éprouve. C'est même pour ça qu'il ne veut pas dormir seul. Qu'il emmène Madame même en voyage et qu'il la chouchoute autant. Sinon il n'aurait plus besoin d'une femme, à son âge. Il souffre de cauchemars et c'est tout. Il n'y a pas de quoi avoir peur." (page 60). La vieillesse revêt donc un aspect pathétique pour l'homme dont l'argent lui permet d'entretenir une compagne. Gimpei, lui, part à la chasse.

Le livre, très sombre, parle du vieillissement, de l'impuissance. La décrépitude physique des vieillards est moquée par des enfants qui contrefont leur façon chancelante de marcher avec un canne (page 61). Mais cette impuissance physique, néanmoins accompagnée de la recherche de la jeunesse, est aussi à l'origine de la quête de protection maternelle : "Arita, dans le même moment qu'il convoitait le printemps de Miyako, cherchait avec fièvre une mère en elle". (page 49). Et plus loin : "Miyako savait très bien qu'à l'âge d'Arita, ce sont ces détails-là les vrais plaisirs : se faire masser les reins et les jambes, enfouir son visage entre les seins d'une jeune femme. Dans la bouche du vieillard, qui à la vérité menait une vie fort active, ces moments passés chez Miyako devenaient ceux de la « liberté de l'esclave » ".

Contrairement à d'autres romans ou nouvelles de Kawabata, la violence ici est quasiment explicite, en tout cas clairement exprimée : "Gimpei était envoûté par la séduction irréelle de cette jeune fille. La seule couleur de sa peau, aperçue entre les revers à carreaux rouges et les chaussures d'épaisse toile blanche, lui poignait tant le coeur qu'il eût voulu ou mourir, ou supprimer la jeune fille" (page 63).
Malgré toute cette noirceur, et comme souvent chez l'auteur, une très belle scène vient illuminer le livre : il s'agit de la chasse aux lucioles (qui pour Gimpei commence également comme une chasse à la jeune fille qu'il avait précédemment repérée), événement organisé à la tombée de la nuit ; des lucioles sont lâchées, la foule essaie de les attraper, qui sur des ponts, qui dans des barques sur l'eau...

Un bon roman, donc, très sombre, et assez opaque ; il est toufefois un cran en-dessous de Pays de Neige ou de Grondement dans la Montagne.

la beauté
Couverture : Mori Sosen (1747-1821), Fleurs des quatre saisons (détail).

La Beauté, tôt vouée à se défaire, précédé de Le Bras (Chirinuruo, 1933, et Kataude, 片腕, 1963), deux nouvelles traduites du japonais par Liana Rosi en 2003. Postface de Mishima Yukio (1967). Le Livre de Poche, 148 pages.
En introduction, l'éditeur précise qu'en 1967 Kawabata avait regroupé en un volume d'une collection de poche, sous le titre Les Belles Endormies, les deux nouvelles dont on va parler, en plus des Belles Endormies, avec les commentaires de Mishima.

- Le Bras (Kataude, 片腕, 1963)
La nouvelle commence ainsi :
"« Je peux te prêter mon bras pour un soir », dit la fille. Et, le détachant de son épaule droite, elle le prit dans sa main gauche et le déposa sur mes genoux.
« Merci ».
Je regardai mes genoux. La chaleur de son bras droit se transmettait à mes cuisses.
« Ah, je vais y mettre ma bague. Pour bien montrer qu'il s'agit de mon bras. »
" (page 11)

Cette fille, nous ne saurons pas qui elle est. Le narrateur non plus, nous n'en savons pas grand-chose...
Le bras est plus qu'un simple bras, il semble avoir une certaine indépendance, voire un certain niveau de conscience. La fille dit au narrateur :
"Si tu es gentil avec lui, il se peut même qu'il t'écoute.
- Je serai gentil.
- Alors, à bientôt, dit-elle l'esprit ailleurs, en caressant avec les doigts de la main gauche son bras droit que je tenais toujours. Tu es à lui, mais pour un soir seulement. »
Il m'apparut que ses yeux, qui me regardaient, avaient du mal à réprimer des larmes.
« Quand tu seras rentré chez toi, tu pourras essayer, si tu veux... dit-elle, de remplacer ton bras droit par le mien.
- Ah, merci. »
Je marchai dans la nuit à travers la ville sur laquelle le brouillard était tombé, le bras droit de la fille dissimulé sous mon imperméable.
" (pages 12-13)
Cette nouvelle, à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar, est bourrée de symboles ouvertement sexuels.
"Elle avait détaché son bras de l'endroit que j'aimais. Il y avait un renflement là où la naissance du bras rejoignait l'extrémité de l'épaule. Cet arrondi, rare chez les Japonaises, existe chez les belles Occidentales au corps élancé. Et cette fille l'avait. Une rondeur pure et élégante, sphère de lumière légère et innocente, qui embellissait dès lors que la fille perdait sa virginité." (pages 13-14).

Le décor de la nouvelle est étrange. Un brouillard humide baigne la ville, la radio informe la population que les pendules risquent de se détraquer, et recommande aux femmes de se méfier : "du parfum déposé sur leur peau risquait de s'imprégner si profondément qu'il ne partirait plus." (page 17).

Sur le chemin qui le mène à sa chambre, le narrateur voit une femme étrange dans une voiture dont les feux arrière sont auréolés de violet. La brume est mauve... Cela semble important, cette brume est menaçante...
Le narrateur arrive chez lui : "J'avais comme l'impression qu'il y avait quelqu'un à l'intérieur. C'était ma chambre comme toujours solitaire, mais la solitude n'est-elle pas la présence de quelque chose ? Cette nuit où je rentrais avec le bras de la fille, moi qui avais toujours été solitaire, ma propre solitude enfermée dans ma chambre m'effraya." (pages 20-21).
La chambre devient hermétique au monde extérieur, au danger de la brume humide et mauve.
"La vitre était tellement humide qu'elle paraissait couverte d'une pellicule semblable à la peau verte d'un crapaud. Le brouillard à l'extérieur, comme du crachin en suspension dans l'air, abolissait toute distance dans la nuit qui s'étendait à l'infini. Les toits étaient invisibles, les klaxons inaudibles." (page 27).
Il n'y a plus que le narrateur et le bras de la fille...

Cette histoire fétichiste - peut-être même symboliquement sado-maso - d'une quarantaine de pages contient un mélange d'irréalisme et de détails ancrés dans le réel - le problème de la circulation sanguine, par exemple - qui font qu'on est bien dans le domaine du rêve.
Les analogies avec Les Belles Endormies sont évidentes, le thème de l'homme mûr qui dort mais ne "couche pas" avec une jeune fille - ou, ici, une partie de jeune fille, ainsi que la description méticuleuse des positions des doigts, de l'angle que peut faire un coude. A moins bien sûr que dormir avec un bras qui ne vous appartient pas puisse être considéré comme un passage à l'acte.

Une nouvelle très étrange, vraiment originale, suffisamment ambiguë pour que l'on puisse se défouler dans les interprétations...


- La Beauté, tôt vouée à se défaire (Chirinuruo, 1933)
La nouvelle commence ainsi : "Takiko et Tsutako s'étaient endormies l'une à côté de l'autre sous la moustiquaire sans savoir qu'elles allaient être assassinées." (page 53).

On sait dès le début qui est le coupable : "Il se trouve que Saburo Yamabe, leur agresseur, qui fut condamné à la réclusion à perpétuité, est mort lui aussi en prison il y a deux ans, et maintenant, au lieu de m'inspirer une stupide sensation de néant, cette histoire exercerait plutôt sur moi une sorte d'attirance physique." (page 53).

Ce qui intéresse le narrateur, et qui est l'objet de ses réflexions, ressouvenances et dialogues imaginaires, ce sont les motivations de l'assassin... et peut-être de ses victimes.

L'histoire est racontée, encore et encore, mais à chaque fois le narrateur ajoute ou modifie des éléments, comme en passant, qui permettent au lecteur de reconstituer différemment, de façon de plus en plus complexe et obscure, le concours de circonstances et les motivations de l'assassin.
Il ne s'agit donc pas ici, comme c'était le cas dans Le Mystère Marie Rodget d'Edgar Poe, d'une démonstration magistrale de la culpabilité d'un individu à partir d'un raisonnement pur. Ici, la structure narrative est circulaire, ou plutôt en spirale, car on ne repasse pas exactement là où l'on est déjà passé. On pensera inévitablement à Dans le fourré, de Akutagawa Ryûnosuke, à la différence que dans La Beauté, c'est le même narrateur qui multiplie les hypothèses, qui décortique la psychologie, les circonstances, le hasard et la nécessité...
"Là, tout en sachant qu'en l'occurrence l'art du romancier consiste à décrire le hasard comme une nécessité, n'est-ce pas parce que je suis un romancier sans valeur que je ne peux pas m'empêcher de vouloir proposer des pistes conduisant justement à une quelconque nécessité ?" (page 72).

La vérité existe-t-elle vraiment ? Que peut faire le narrateur, écrivain de métier, face à une telle réalité ?
"La vérité qui émanait du lieu du crime n'est plus de ce monde. Je me demande où elle a bien pu disparaître, comme le corps des filles. A moins que Saburo Yamabe lui-même, le principal intéressé, n'en étant pas certain, elle n'ait jamais existé, même au départ." (page 70).


Je ne sais pas ce qu'il en est dans le texte original, mais cette construction quasiment cyclique amène à voir deux fois le même texte... ou presque :
"« Dans la mesure où l'on ne décèle dans la structure psychologique du prévenu rien de suffisamment pathologique pour le pousser au meurtre, je pense que la faute de ce Saburo Yamabe est plus légère que celle de beaucoup de criminels reconnus non coupables du fait de leur état pathologique. A condition de considérer le code pénal d'un autre point de vue. »" (page 54-55)
A comparer avec :
"« Justement parce que, dans la psychologie du prévenu, l'on ne décèle rien de pathologique qui aurait pu le pousser à commettre un crime, il est possible que la faute de ce Saburo Yamabe soit plus légère que celle de bon nombre de criminels qui ont été acquittés pour crime pathologique. Si l'on considère les choses d'un point de vue différent de celui du droit pénal.»" (page 116-117).
Y a-t-il également, dans le texte original, une différence, suggérant que même si on repasse par un passage dont le sens est identique, la forme sera, elle, légèrement différente ?

Le narrateur - qui a bien connu les deux jeunes femmes puisqu'il est leur garant - va à la recherche de "ce que Takiko et Tsutako avaient laissé derrière elles, rêve aussi vain que si l'on essayait d'approcher la respiration des dormeuses à travers les pages d'un dictionnaire". (page 84). On peut penser à The Virgin Suicides (le roman de Jeffrey Eugenides, réalisé au cinéma par Sofia Coppola), où des jeunes collectaient les souvenirs des disparues pour chercher à comprendre... Mais il s'agissait de suicides, ce qui n'est pas le cas ici. Enfin... Les deux jeunes femmes - qui sont presque assimilées à des jumelles... thème important à venir de Kyoto, 1962 - ont été tuées semble-t-il pendant leur sommeil : elles ne se sont pas débattues. Parce qu'elles dormaient ? Est-ce crédible ? Ou bien ont-elles accepté/voulu la mort ?


Au rayon des perversions en tous genres, on pourrait comme deviner un peu de nécrophilie : "C'est à cause de cette blessure que je détournai la tête en grimaçant, mais maintenant je pense que ce n'était rien d'autre que de l'hypocrisie, pour masquer en réalité mon émerveillement face à sa vie révélée. Ce corps débraillé ainsi exposé, sans aucune ombre de peur ni de souffrance, paraissait au comble du ravissement." (page 100).
"[...] un corps qui ne contenait plus une goutte de sang n'aurait pas dû déborder d'une jeunesse aussi effrontée. [...] La Takiko de la photographie se révélait un animal abject, au point qu'on avait envie de lui dire que c'était bien fait pour elle, alors que, vivante, elle ne m'avait jamais montré cet aspect véritable de la femme. Même en étant tuée de cette manière, même en devenant un cadavre dont les yeux se détournaient, par l'intermédiaire de l'appareil photographique elle avait saisi l'occasion de montrer sans aucune réserve toute l'étendue de la vitalité de sa jeunesse. Etait-ce l'effet d'un terrible hasard ?" (page 101)

Fascination pour les jeunes filles endormies, attirance pour la mort, ce texte est donc bien à sa place avec Les Belles Endormies et le Bras.
D'ailleurs, tout comme dans Le bras, il est question, à propos de Takiko, de "la rondeur de [ses] épaules" (page 98).
Décidément, les fascinations sont les mêmes.

La Beauté... est un texte curieux. Ce n'est pas le plus ouvertement captivant de l'auteur, mais il est bien intriguant, de manière certes beaucoup plus discrète que Le Bras. Plus on y pense, plus le contenu est tordu, à la fois réflexion - ou plutôt interrogation - sur la littérature, la vérité, les pulsions de mort, de vie...
Oui, vraiment curieux. Et une critique bien longue pour en arriver là...
Rien à redire sur la traduction : le texte est fluide, bien écrit. Si tous les textes en français de Kawabata pouvaient être comme celui-ci, ce serait bien.


kyoto     utamaro
La couverture reprend une oeuvre de Kitagawa Utamaro (v 1753-1806), Uta makura (Poème de l'oreiller).

- Kyôto (Koto, 1961-1962). Le livre de poche, 189 pages. Traduit en 1971 par Philippe Pons. Ce roman a d'abord paru sous forme de feuilleton dans le journal Asashi-Shimbun.
"A l'endroit où l'arbre penche fortement, un peu en dessous, on devine deux petites cavités dans le tronc ; dans chacune des cavités, ont poussé des violettes. Et, chaque printemps, apparaissent des fleurs. D'aussi loin que Chieko se souvienne, il y a toujours eu ces deux souches de violettes sur l'arbre.
Trente centimètres environ séparent les violettes du haut de celles du bas. La jeune fille qu'était Chieko en venait à se demander :
« Arrive-t-il que les violettes du haut et celles du bas se rencontrent ? [...] »
" (page 5).

Ce début est symbolique d'une manière très évidente - trop ? - pour quiconque a lu les deux premières lignes de la quatrième de couverture.
La même quatrième de couverture qui parle d'une histoire "limpide et bouleversante". L'histoire est sans doute limpide, mais le livre ne l'est pas.

On trouve également des grillons dans des vases, qui ne connaissent du monde que l'intérieur du vase, encore un symbole évident.

Chieko, une jeune fille, révèle un secret à son ami, Shin.ichi, qui est amoureux d'elle et avec qui elle se promène :
"« Shin.ichi, je suis une enfant trouvée, prononça subitement Chieko »" (page 19).
Elle a été élevée par un couple sans enfants, des marchands en gros aisés issus d'une vieille famille, Shige et Takichirô.

"Trois ou quatre jours plus tôt, Sata Takichirô, le père de Chieko, avait trouvé refuge dans un monastère de religieuses, caché au fond des collines de Saga. [...]
Dans ce monastère, Takichirô avait loué une pièce, et, à ce point de son existence, qui sait s'il ne ressemblait pas à ce monastère... ?
Enfin, quoi qu'il en soit, commerce en gros de tissus de kimono qui font la célébrité de Kyôto, la maison Sata était située dans le quartier de Nagagyô, dans le centre. Comme les magasins voisins devenus généralement des sociétés anonymes, celui des Sata était, par la forme, une société. [...] Survivaient, néanmoins, la plupart des usages des « boutiques » à l'ancienne mode.
Takichirô, depuis son plus jeune âge, avait le comportement d'un homme hors du commun. Au demeurant, misanthrope. Exposer, par exemple, les étoffes tissées et teintes à partir de ses maquettes, était une ambition qu'il n'eut jamais. D'ailleurs, il aurait eu beau les exposer, ses créations trop originales pour l'époque eussent été difficiles à vendre.
" (pages 23-24). Piétinant dans son inspiration, Takichirô eut recours à la drogue pour "concevoir ses inquiétantes esquisses de tissus Yûzen" (page 24).
"Quand Takichirô eut succédé à son père, la médiocrité gagna aussi ses esquisses. Et il s'en lamentait. Se retirer dans le monastère de Saga répondait pour lui au désir de retrouver quelque inspiration." (page 24).
Les temps changeant, ses motifs abstraits ne pourraient-il pas avoir du succès ? "Mais Takichirô approchait, alors, de la soixantaine..." (page 24).

Que va devenir l'affaire ? Chieko pourra-t-elle prendre la suite ?

Au gré des allées et venues de Chieko, le lecteur fait une petite visite touristique...
Le roman est essentiellement cela (le titre du roman n'est donc pas trompeur), une visite de la ville, une présentation des traditions, des fêtes, des cortèges.
Exemple :
"Grande ville que la « Capitale » et, pourtant, que la couleur du feuillage y est belle !
Si même nous oublions ces bouquets de pins qui parsèment la villa impériale de Shûgaku-in, ceux du Palais impérial, tous ces arbres dans les grands jardins des vieux temples, il y a en plein coeur de la ville les avenues bordées de saules de Kiyachô et celles des vies de la Takasegawa, ces avenues aux saules pleureurs de Gojô ou de Horikawa, qui aussitôt frappent les yeux du voyageur. [...]
Et, à présent, c'est le printemps. A l'est, apparaît la jeune végétation aux teintes chatoyantes du Higashiyama. Si l'air est limpide, se laisse découvrir le chatoiement de la jeune végétation sur les pentes du mont Hiei.
Que les arbres soient beaux tient sans doute à la beauté de cette ville, à sa méticuleuse propreté. [...]
Il en est de même vers Nishijin, où se fabriquent les kimonos. Même par là, où se dissimulent de petites boutiques dont la seule vue éveille la tristesse, non, finalement les rues ne sont pas sales.
" (page 43).

kyoto, le film
Kyôto (古都), 1963, réalisé par Noboru Nakamura.

Les Américains sont venus, ils sont repartis, tout est redevenu comme avant. Est-ce une tentative littéraire de recréer une ville irréelle, idéale, toute-belle-toute-propre ?
Toujours est-il que la ville, sa description, son histoire phagocyte le roman, qui n'est là presque que comme un prétexte à parler des kimonos, de leur fabrication traditionnelle, des motifs.
Takichirô discute avec un tisserand :
"[...] De nos jours, on ne parle que d'« idea », de « sense ». Même pour les couleurs, on se réfère aux modes occidentales.
- Tout ça n'est pas de grande qualité, non ?
- Moi, en tout cas, j'ai en horreur tout ce qu'on affuble de mots occidentaux. Est-ce que par hasard, au Japon, depuis les règnes des temps anciens, nous n'avons pas eu des couleurs d'une indicible délicatesse ?
" (page 46-47).

Problèmes de ventes qui déclinent, de mariage, de successions, interrogations sur les origines de Chieko... L'histoire "personnelle de Chieko" fait un peu artificiel, marquée du signe du hasard.
A part cela, il y a de nombreux passages sur les rapports entre les hommes et la nature (la montagne est toute proche).
Chieko dit : "Tous ces arbres sont si droits, si nets ! Ah ! si seulement les hommes avaient un coeur à leur image !" (page 75).
On trouve également (mais ce n'est pas Chieko qui parle, ici) : "Dans ce monde, si l'homme n'existait pas, une ville comme Kyôto n'existerait pas non plus, et il n'y aurait que des forêts sauvages et des champs d'herbes folles. Et ici, ce serait le domaine des sangliers ou des cerfs, non ? Pourquoi les hommes existent-ils ? Ils sont effrayants..." (page 123).


Le livre parle des beautés de Kyoto (à ce propos, Nicolas Bouvier écrivait : "Cette ville - une des dix au monde où il vaut la peine d'avoir vécu - a pour moi, malgré sa douceur, quelque chose de maléfique. Austère, élégante, mais spectrale. On ne serait pas trop surpris au réveil de ne plus la retrouver du tout."), son caractère intemporel, et craint son évolution.
"D'ici peu, j'ai l'impression que tout Kyôto sera un hôtel-restaurant." dit Takichirô (page 136). Le livre, qui fait souvent guide touristique, inciterait donc les lecteurs à venir visiter la ville, mais en même temps les craint.

Il est souvent question de nature, et plus particulièrement d'arbres. Les cryptomères de Katayama dus à la main de l'homme (plantés dans un lieu abrité du vent, ils poussent très droit), lorsqu'il y a des éclairs - donc intervention des forces de la Nature - échappent en quelque sorte à l'homme, pour un moment :

"La cime des arbres de la montagne bruissait dans la pluie et, à chaque éclair, sa flamme étincelait jusque sur le sol, illuminant les troncs autour d'elles. Même ces troncs qui s'alignaient, magnifiques dans leur rectitude, l'espace d'un instant, paraissaient de fantastiques figures. Et, déjà, c'était un nouveau coup de tonnerre." (page 124).


C'est donc un roman curieux, qui semble manquer d'unité : nombreux passages didactiquo-folkloriquo-historiques sur la ville, considérations sur la Nature, l'Homme, le temps qui passe... et histoire curieusement bancale de Chieko.

Ce n'est pas le meilleur roman de Kawabata, pas le plus profond, on sent trop d'éléments disparates mis côte à côte. Simplicité - apparente ? - de l'histoire, hasards... on se dit qu'il doit y avoir autre chose, mais quoi ?

Quelques éléments :

1/ Extrait de Le roman japonais depuis 1945 de Nagao Nishikawa (chez PUF) , page 245 : "Les personnages sont aussi trop stéréotypés : la jeune fille du marchand de kimonos est comme n'importe quelle jeune fille du quartier de Kitayama, le marchand de kimonos comme un marchand d'un ancien quartier de Kyoto, [...], les moeurs comme les moeurs de Kyoto, etc. Bref, tout y est trop typique et par là superficiel. Par ailleurs, c'est un roman-feuilleton "touristique" parce que l'on y retrouve presque tous les lieux célèbres et les fêtes annuelles de Kyoto, et tout comme dans un bon guide de Kyoto ils sont observés et racontés, non pas du point de vue des habitants de la ville, mais du point de vue des visiteurs. C'est donc un roman qui peut servir de guide si l'on veut, mais, comme la plupart des guides touristiques, il ne contient rien qui fasse état de la vie réelle des habitants.
Il faut aussi faire attention au titre de ce roman ; le titre de l'édition française est Kyoto, mais le titre original est Koto qui signifie l'ancienne ville ou l'ancienne capitale.
La différence est très importante puisqu'elle dénote que ce qui intéresse Kawabata n'est pas cette ville vivante qu'est Kyoto, mais le rêve ou l'illusion d'une ancienne ville qui n'existe plus. Koto c'est donc une ville imaginaire qui ressemble quelquefois à Kyoto.[....]
L'illusion d'une ancienne ville, fabriquée pour un guide touristique complètement stéréotypé, voilà l'ambition de l'auteur.
Kyoto est un roman exotique non seulement pour le lecteur étranger, mais aussi pour le lecteur japonais et pour les habitants de Kyoto.
"

2/ Cécile Sakai, dans Kawabata, le clair-obscur, écrit que ce roman, apprécié en Occident , "sans doute pour ses longues pages consacrées à l'ancienne capitale, ses fêtes et ses saisons, est discuté au Japon, les critiques n'appréciant guère son intrigue sinueuse et ses coïncidences hasardeuses. Kawabata s'en explique, notamment dans la postface du livre édité en 1962 chez Shinchôsha, en incriminant une inspiration défaillante, due à son intoxication concomitante aux somnifères : "« On peut dire que c'est un roman que les somnifères m'ont fait écrire. »" (page 76).
Elle met en évidence l'attirance secrète de Takichirô pour sa fille adoptive (une des obsessions de Kawabata), attirance qui se révèle dans le motif "à la Klee" qu'il a dessinée pour une ceinture de kimono (obi) - et dont le jeune tisserand perçoit le fond ravagé, morbide.

Quelques tableaux de Paul Klee : Senecio (1922) ; Fish Magic (1925) ; Bunter blitz ; Rue principale et rues secondaires (1929) ; Conquérant (1930).
senecio fish bunter conqueror

 

servantes
Couverture : Yuna (Femmes des bains publics). 1624-1644

Les Servantes d'auberge. Traduit en 1990 par Suzanne Rosset. Préface de Bunkichi Fujimori. 188 pages, Albin Michel - Le livre de Poche Biblio.
Ce livre contient quatre textes : trois nouvelles - Les Servantes d'auberge, Illusions de cristal, Le Pourvoyeur de cadavres - et un scénario : Une page folle.

"Ce volume présente trois nouvelles et un scénario qui marquent l'une des étapes les plus significatives de la formation du génie de Kawabata [...]. A ce titre, ce recueil mérite une place à part parmi ses oeuvres traduites en Occident.[...]
Une lecture attentive de cet ensemble devrait donc permettre au lecteur de suivre le chemin parcouru par l'écrivain avant son apogée, d'entrevoir l'extraordinaire diversité de ses créations, et, enfin, de découvrir la clé permettant de comprendre le fondement de sa technique romanesque.
" (préface, page 7)

1 - Illusions de cristal (Suishô gensô, 1931). 34 pages
Bunkichi Fujimori écrit, dans sa préface (page 15) : "Il s'agit d'une nouvelle expérimentale. Ici, il n'hésite pas à jongler avec les mots et les tournures, en introduisant à dessein des termes techniques et des concepts scientifiques tout à fait nouveaux à l'époque, comme les manifestations génétiques, qui paraissaient alors ésotériques pour le lecteur.
C'est d'une façon délibérée qu'il recourt aux associations d'idées insolites, en jouant avec des images hétérogènes qu'il fait défiler à un rythme vertigineux.
Il sait que son public ne suivra pas un tel rythme, ne comprendra pas une telle forme de narration, puisque c'est lui-même qui a voulu qu'il en soit ainsi. Mais il sait aussi que ce même public saura saisir le sens global de la profonde mélancolie qui caractérise l'héroïne - cette tristesse inqualifiable que toute femme endurcie dans la solitude de la vie à deux, incomprise et délaissée sans l'être extérieurement.
" (sic).

Le style est vraiment différent de ce qu'on a pu lire ailleurs chez Kawabata.
"Toute jeune, elle se tenait juste en dessous de l'arc-en-ciel au bord de la rivière. Dans le courant, de petits poissons comme des aiguilles d'argent. Le vent d'automne. Comme elle les trouvait solitaires, ces poissons, quand elle était petite. Les hommes d'autrefois croyaient que les rats naissaient dans le Nil, que la rosée imprégnée dans l'herbe était la mère des insectes, et que le soleil étincelant dans la boue du fleuve avait fabriqué les crapauds. Neige. Cire. Feu. Terre pourrie. Aristote, le Grec, connaissait déjà parfaitement la parthénogénèse. L'abeille mâle naît d'un oeuf non fécondé. Vol nuptial. Cérémonie nuptiale. Chant nuptial. Les lunettes de myope de son mari sur lesquelles elle avait marché avec ses pieds nus. Lit nuptial. Vol nuptial. L'habit de soie de l'ange. La pureté du messager céleste. Sainte Marie. La naissance de Jésus a été prouvée scientifiquement par les recherches d'un savant.[...]" (pages 24-25).

Monsieur et Madame n'ont pas d'enfants (problème de stérilité... en plus de celui de frigidité). Monsieur est généticien, il passe de nombreuses nuits dans son laboratoire, à étudier des spécimens de "pathologie anatomique". Madame est fille d'un obstétricien, mais n'a pas besoin de travailler. Elle est donc seule chez elle, et elle s'ennuie. Elle a un chien avec pedigree, un fox terrier : Play-Boy. Elle s'occupe - et gagne un peu d'argent - en faisant accoupler son beau chien avec des chiennes que des clients amènent. Ah, la jeune fille au visage de garçon avec qui elle prend le thé pendant que le chien fait sa petite affaire...

Mais quelle solitude !

"Il y a un secret dans la salle aux portes à poignées en émail blanc. Mère. Comme j'étais triste quand mon père me prenait dans ses bras avec ses mains qui sentaient le lysol. Ruines. Ville de magnificence et de joie, Pompéi. Dans les ruines de Pompéi, un spéculum enterré. Ville de mort. Jours où je me trouvais enterrée, moi, ruine des jours enterrés. Y a-t-il seulement eu un jour où je me sois demandé si j'avais bien fait de me marier avec lui ? Vraiment, je suis chez moi, assise ainsi juste en face de cette jeune fille. Etre deux et pourtant quelle solitude ! Quel esseulement dans les bras de mon mari ! La solitude de ce moment-là. Quel peut bien être le sentiment de solitude chez les animaux ? La solitude du nourrisson." (page 37-38).
C'est un texte parfois cru : "Lit nuptial. Pipette. Vaginisme. Orgasme. Ah ! sainte Marie ! Marie, la mère qui n'était que la fiancée de Joseph, et alors qu'elle n'était pas encore sa partenaire, se trouvait déjà habitée par l'Esprit saint. Oh ! je suis consumée par l'Esprit du Mal. L'esprit saint ! quel magnifique symbole !" (page 49).

Curieuse nouvelle, pas toujours évidente à suivre, même si l'on comprend la ligne générale, qui aborde de façon très explicite des thèmes qui seront, par la suite, évoqués de façon beaucoup plus équivoque.
Cécile Sakai, dans Kawabata, le clair-obscur, précise que dans le recueil Illusions de cristal (1934) figurent également Lettres à mes parents dans lesquelles il écrit : "Je crains de donner la vie à un enfant. Car je ne pourrais supporter de laisser en ce monde un orphelin comme moi." (page 73). Ce texte peut mettre sur la piste de la signification d'Illusions de cristal : l'impossibilité de l'enfant.

kawabata
Kawabata, photo prise entre 1929 et 1934.

2 - Les Servantes d'auberge (Onsen Yado, 1929-1930). 47 pages.
Le lecteur suit plusieurs saisons dans la vie de servantes d'un onsen perdu dans la montagne. La nature change, il n'y a pas à proprement parler d'histoire, seulement des histoires, des anecdotes, des flash-back, des changements de perspective.

La nouvelle commence ainsi :
"Blanches et nues, elles se mouvaient comme des bêtes.
Ces silhouettes félines, nudités floues qu'estompait une adipeuse rotondité, se faufilaient au plus profond de la vapeur opaque. Seule la chair enveloppant les épaules roulait vigoureusement comme aux travaux des champs, et des chevelures d'ébène ruisselantes, d'une noblesse sublime et pathétique, leur donnaient une étonnante apparence humaine incroyablement vivace.
O-Taki, jetant sa brosse, enjamba la fenêtre comme si elle voulait enfourcher un cheval de bois. Accroupie, à califourchon au-dessus du caniveau, elle écouta le bruit de chute dans le courant
[...]" (page 55).

Il y a également des prostituées : "Ses oreilles, son cou, les doigts de ses mains, donnaient envie de les croquer à pleines dents. A cette sensation de tendre douceur, O-Taki sut tout de suite qu'il s'agissait d'O-Saki.
Parmi la dizaine de prostituées de ce village, O-Saki avait été la seule à être condamnée pour avoir enfreint les règles de la morale publique. Elle avait dû quitter le village parce que le fils d'un membre du conseil municipal lui rendait trop fréquemment visite. C'était une fille qui avait un peu trop le tempérament d'une prostituée.
" (page 66).
O-Saki sort de l'eau :
"Elle ressemblait à une limace toute blanche, avec sa peau humide et sa rondeur douce, parfaitement lisse et invertébrée. C'était une bête rampante dont la couche adipeuse s'étirait et se contractait comme celle d'un escargot. O-Taki, soudain emportée par un farouche désir masculin de piétiner ce ventre tout blanc, tendit la main brusquement vers le giron d'O-Saki.
« Prête-moi ta serviette ! »
O-Saki se recroquevilla tout à coup et voulut cacher le bas de son ventre avec sa poitrine mais, à l'endroit que la serviette ne protégeait plus, on pouvait voir sur une partie de sa peau blanche une série de petites cicatrices.
Les oreilles d'O-Saki furent transpercées d'un rouge intense, et ce rouge envahit son corps entier despuis ses seins jusqu'au bas de son ventre. O-Taki ne pouvant résister au plaisir que lui dictait une féroce jalousie contemplait cette magnifique et inhumaine couleur de sang.
" (page 67).

D'une écriture plus classique que la nouvelle précédente, ce texte, un peu destructuré mais très bien écrit, est vraiment intéressant.


3 - Le pourvoyeur de cadavres (Shitai shôkainin, 1929-1930). 56 pages.
Asagi Shimpachi est un étudiant qui tombe amoureux d'une jeune fille, receveuse dans un bus : visage juvénile, gants de coton blanc. "Elle avait sur la tête une grande casquette noire et le vulgaire crayon qui pointait derrière son oreille laissait une impression indéfinissable. Il n'avait encore jamais vu de coiffure aussi attrayante ni d'aussi belle épingle à cheveux."(pages 106-107).

Puis l'étudiant loue une chambre le jour pour réviser tranquillement. Il part un peu avant que son occupant nocturne, une jeune femme, ne rentre de sa journée de travail, de sorte qu'ils ne se voient jamais.
La jeune femme lui laisse une tasse propre. "Toutefois, il buvait toujours son thé dans la tasse de la jeune fille" (page 111). On peut rapprocher cette phrase d'un passage des Servantes d'auberge : "Ou bien, quand les clients qui séjournaient longtemps leur plaisaient, elles faisaient passer les restes de leurs repas sur leur propre plateau et les mangeaient. Mais il s'agissait toujours d'un client masculin. Instinctivement, elles ne regardaient jamais ce qui était sur les plateaux des clientes." (page 87).
L'intérêt de la nouvelle réside essentiellement dans l'histoire, un petit peu tordue.


4 - Une Page folle (Kurutta ippêji, 1926). 21 pages. Plus qu'un scénario pour le cinéaste Kinugasa Teinosuke, il s'agit d'une "composition littéraire destinée à l'Association des cinéastes appartenant au groupe des sensations nouvelles".
Le texte commence ainsi :
"La nuit. Le toit d'un hôpital psychiatrique. Un paratonnerre. Il pleut à verse. Des éclairs.

Sur une scène illuminée, une splendide danseuse est en train d'évoluer. Sur le devant de la scène apparaît une rangée de barreaux en fer.
C'est une cellule.
Soudain, la scène illuminée se transforme en asile psychiatrique.

Le tutu de la danseuse se change en camisole d'aliéné." (page 165)

On croirait vraiment voir un film expressionniste allemand, quelque chose comme le Cabinet du Docteur Caligari (le film de Robert Wiene, 1920). Pas mal du tout, même s'il est difficile de comparer ce texte avec une "vraie" nouvelle. Il va à l'essentiel, il est très visuel.


En conclusion, ce recueil offre un éclairage différent - et très intéressant - sur l'oeuvre de Kawabata, avant ses authentiques chefs-d'oeuvre : expérimental avec Illusions de cristal, plus classique mais un brin sensuello-pervers avec Les Servantes d'auberge, un peu grotesque à la manière d'un Edogawa Rampo avec Le Pourvoyeur de cadavres ; en prime, on a un scénario expressionniste.
Que demande le peuple ?


pissenlits        pissenlits version poche

Les Pissenlits (tanpopo, たんぽぽ, 1964-1968). Traduit par Hélène Morita en 2012. Albin Michel. 246 pages
Il s'agit du dernier grand roman de Kawabata, inachevé (c'est-à-dire encore plus inachevé que d'autres textes de l'auteur), et qui a été publié par livraisons entre juin 1964 et octobre 1968.
Il commence ainsi :
"Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits, à profusion. Caractéristique de la ville d'Ikuta, cette floraison évoque un printemps éclatant. Sur les trente-cinq mille âmes que compte la ville, trois cent quatre-vingt-quatorze vieillards ont dépassé quatre-vingts-ans.
Il y a cependant quelque chose qui ne semble peut-être pas tout à fait à sa place à Ikuta - c'est l'asile de fous. Quoique, après tout, il n'est pas impossile qu'un sage ait justement choisi cette ville tranquille et vieillotte et que ce ne soit pas si mal qu'un établissement de ce genre se situe en ces lieux. Non, pourtant, les désordres de l'esprit ne se soignent pas forcément dans un environnement calme et serein. Les fous vivent dans un univers complètement à part. Chacun d'eux habite un monde qui lui est propre, loin de celui que nous connaissons.
" (pages 7-8).
Nous sommes en hiver ; pourtant, le climat est étrangement doux et les pissenlits fleurissent. Déjà, des contraires coexistent. Le texte est bourré de symboles.

Nous faisons rapidement connaissance avec les deux personnages principaux du roman :
"Après avoir confié Inéko Kizaki aux bons soins de l'établissement, Hisano, son amant, et la mère de la jeune femme étaient sur le point de repartir lorsque le médecin déclara :
« Si vous entendez la cloche sur le chemin de retour, songez que c'est votre fille qui la fait sonner.
" (page 9).

Qu'a-t-elle au juste, cette Inéko ?
" « Ikuta est vraiment une ville calme et accueillante, remarqua la mère. Ceux qui vivent en de tels lieux ne devraient pas être victimes de cette maladie étrange, la “cécité sporadique devant le corps humain”. "(page 12). Etrange maladie, en vérité.

Dans cet hôpital se trouve un patient âgé, qui calligraphie : "« Il est aisé d'entrer dans le monde du Bouddha, malaisé d'entrer dans le monde des démons. »" (page 13).
Ces mots écrits par Ikkyû (c'est précisé page 113) étaient très importants pour Kawabata. Il en parle notamment dans son discours de réception du Prix Nobel en 1968 (Le beau Japon en moi ou Moi, d'un beau Japon) :
"Ces propos d'Ikkyû, moine zen, me touchent au plus profond de moi-même. Tout artiste, qui aspire au vrai, au bien et au beau comme objet ultime de sa quête, est hanté fatalement par le désir de forcer cet accès difficile du monde des démons, et cette pensée, apparente ou secrète, hésite entre la peur et la prière. » " (Kawabata, Romans et nouvelles, La Pochothèque, page 29).
Kawabata possédait cette calligraphie par Ikkyu, et il écrivait souvent ces mots lorsqu'il lui était demandé d'écrire quelque chose (on pourra lire le discours de Kawabata en anglais sur : http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1968/kawabata-lecture.html ).
Il y a de nombreuses façons de comprendre ces mots, ajoute Kawabata.

ikkyu
Portrait d'Ikkyū par Bokusai (peintre du XV° siècle, disciple d'Ikkyu)

"L'individualité est plus prononcée chez les fous que chez les gens à l'esprit sain..." (page 22) dit Hisano. Sans doute, mais la perception du monde est très différente, même entre deux personnes saines d'esprit (mais le sont-elles ? le doute est souvent permis). Hisano voit une souris blanche, que ne remarque pas la mère. Elle, par contre, a vu un arbre remarquable, qui a échappé à l'attention d'Hisano...
Chacun doute de ce que l'autre a vu. Et quand ils entendent le même son (la cloche de l'asile qui sonne), chacun l'interprète de façon différente, voire opposée.

Finalement, chacun vit dans un monde à lui, l'interprète à sa façon, et chacun pense agir pour le mieux : la mère en confiant sa fille à l'hôpital psychiatrique, Hisano en voulant se marier rapidement avec Inéko. Chacun cherche à convaincre l'autre, mais personne ne le peut. Ce qui est logique, puisque chacun percevant les choses de façon différente, les arguments ne portent pas.

La mère et son futur gendre discutent. A un moment, la mère dit :
"- Supposons... Inéko et vous au cours d'une étreinte amoureuse. Cela ne vous gênerait pas que votre corps disparaisse de son champ de vision ? Si elle ne voyait plus votre visage ou vos mains... ?
- Cela ne me dérangerait pas.
" (page 40).
Les discussions sont d'une franchise incroyable, totalement irréaliste dans ce contexte... et l'indication d'une attirance réciproque ?

D'où vient cette étrange cécité d'Inéko, cécité qui ne touche pas tous les corps humains ? On apprendra qu'un événement traumatisant a eu lieu pendant l'enfance d'Inéko. Cet événement est-il la cause de sa maladie ? On ne le saura bien sûr pas (le roman est inachevé... et même...). Il y avait une relation affective très forte entre Inéko et son père. Ce dernier ayant disparu (pour ainsi dire), peut-on penser qu'elle reproduit en quelque sorte le schéma de son amour sur son futur mari en le faisant disparaître ?

"La disparition partielle du corps aimé, n'est-ce pas là dans l'univers de Kawabata le comble de l'amour, un renversement ontologique qui est l'aboutissement d'un syllogisme singulier : « voir = ne voir que = ne plus voir » ? L'attachement fétichiste à la partie dit là ce qu'elle signifie au fond : l'incapacité de voir la globalité d'un corps, l'impossibilité d'appréhender l'être humain comme totalité." (Cécile Sakai, Kawabata, le clair-obscur, page 45). C'est effectivement ce qui s'était passé au cours d'une partie de tennis de table : une forte concentration sur la balle a abouti à sa disparition...
Toutefois, la disparition de son amant laisse place non pas au vide, mais - et c'est un passage très étrange, incroyable - à "un arc-en-ciel de bulles couleur de pêche" (page 240). Conclusion de Cécile Sakai : "[...] la négation de la vue n'ouvre pas ici la porte des ténèbres, mais celle de l'imaginaire ; la négation appelle à dépasser la réalité." (page 45).

Les Pissenlits est un texte étrange qui ressemble à une pièce de théâtre : en effet, il est constitué quasiment exclusivement de la conversation des deux personnages, qui tourne autour de Inéko, qu'on ne voit jamais (encore un problème de vision). Le thème de la lacune chez Kawabata est ici à son comble.
Le roman est plein de répétitions parfaitement conscientes de la part des deux personnages, qui s'en excusent à plusieurs reprises :
"« Monsieur Hisano, ne trouvez-vous pas que nous tournons en rond à répéter les mêmes choses depuis tout à l'heure ? Quelle en est la raison ?" (page 118)

Que devait-il se passer après ? "Des notes laissées par Kawabata esquissent en tout cas le canevas d'un vrai roman." (Cécile Sakai, page 44) . Mais encore ? On aurait aimé savoir...

Quoi qu'il en soit, cette publication française tardive n'est vraiment pas un fond de tiroir, mais bien un fragment de roman marquant et très mystérieux, bourré de symboles.

 


Autres livres disponibles en français :
- Récits de la Paume de la Main
- L'Adolescent (1921-1948)
- Nuée d'Oiseaux Blancs (1949)
Le Maître ou le tournoi de go (1952)
- Les Belles Endormies (1960)
Tristesse et Beauté (1961)


Exposition sur Kawabata :
- Voir le compte-rendu de l'exposition Yasunari Kawabata et la « beauté du Japon » à la Maison de la Culture du Japon (2014).


Films d'après son oeuvre :
- Kurutta Ippeji (Une page folle, 1926) film muet du très prolifique réalisateur Teinosuke Kinugasa (qui se fera connaître du public occidental en remportant le Grand Prix du Festival de Cannes avec Les Portes de l'Enfer (Jigokumon), bon film que les puristes ont décrié comme étant "destiné à l'exportation").
une page folle
- Izu no odoriko (La Danseuse d'Izu, 1933), film du presque aussi prolifique Heinosuke Gosho.
la danseuse d'izu, 1933
- Otome-gokoro sannin shimai (Trois soeurs au coeur pur, 1935), du grand réalisateur Naruse Mikio (Le Repas, L'Eclair...)


- Maihime (1951), toujours réalisé par Naruse.
- Yama no oto (Le Grondement dans la Montagne, 1954), encore de Naruse.
grondement dans la montagne   sound
- Izu no odoriko (La Danseuse d'Izu, 1954), de Yoshitaro Nomura.
- Kawa no aru shitamachi no hanashi (1955), de Kinugasa Teinosuke.
- Tokyo no hito (1956), de Nishikawa Katsumi.
izu
- Yukiguni (Pays de Neige, 1957), de Shirô Toyoda.(ci-dessous : Kawabata sur le tournage du film).
yukiguni-1957 kawabata sur le tournage
- Koto (Kyoto, 1962), de Noboru Nakamura. Ce film a concouru pour l'Oscar du meilleur film étranger.
koto
- Izu no odoriko (La Danseuse d'Izu, 1963), de Nishikawa Katsumi.
la danseuse d'Izu, 1963
- Yukiguni (Pays de Neige, 1965) de Hideo Ôba.
pays de neige
- Utsukushisa to kanashimi to (Tristesse et Beauté, 1965) de Masahiro Shinoda
- Onna no mizuumi (Le Lac, 1966) de Yoshishige Yoshida
- Izu no odoriko (La Danseuse d'Izu, 1967) de Hideo Onchi
. Musique de Toru Takemitsu.
- Nemureru bijo (Les Belles Endormies, 1968), de Kozaburo Yoshimura
- Senba tsuru (1969), de Yasuzo Masumura
- Hi mo tsuki mo (1969), de Noboru Nakamura
- Izu no odoriko (La Danseuse d'Izu, 1974), réalisé par Nishikawa Katsumi. Avec la fameuse "idole" Momoe Yamaguchi (14 ans à l'époque) et Tomokazu Miura, son futur mari.
izu-1974

  

- Koto (Kyoto, 1980), du grand réalisateur Ichikawa Kon (La Harpe de Birmanie - la version de 1956..., Feux dans la Plaine...)
- Tristesse et beauté (1985) de Joy Fleury avec Charlotte Rampling et Andrzej Zulawski !!
tristesse et beauté
- Nemureru bijo (Les Belles Endormies, 1995) de Hiroto Yokoyama (auteur précédemment d'une adaptation de Svastika, de Tanizaki)
- Koto (Kyoto, 2005), téléfilm.
- Das Haus der schlafenden Schönen (2006), film allemand - d'après Les Belles Endormies - réalisé et interprété par Vadim Glowna. Sans préjuger de la qualité du résultat, Vadim Glowna a réalisé des épisodes de Tatort et de Siska. De là à dire qu'il a plus d'expérience que d'autres des gens endormis...
- Yûbae Shôjo (2008), réalisé par Shinju Funabiki, Natsuki Seta, Saki Yamad et Yûichirô Yoshida.
- Love Suicides (2008). Court métrage réalisé par Edmund Yeo (réalisateur Malaisien).
- Kingyo (2009). Court métrage également réalisé par Edmund Yeo..
- Tenohira no shôsetsu (2009). Réalisé par Tsukasa Kishimoto, Yuya Takahashi et Takushi Tsubokawa.
- Ayashiki bungô kaidan (2010), série. Le texte adapté de Kawabata est Kataude (Le Bras)
- Sleeping Beauty (2011), réalisé par Julia Leigh (l'auteur de Le Chasseur, très bon roman, et d'un texte plus court, Ailleurs, texte pas mauvais mais pas formidable, toutefois encensé par la critique). Ce film s'inspire manifestement des Belles endormies.

Dans un souci d'exhaustivité, on ajoutera :
- Ozu no mahôtsukai (1970) : il s'agit du Magicien d'Oz, basé sur une traduction de Kawabata ! (mais je ne connais pas le nom du réalisateur...)



Livre sur Kawabata :
- Cécile Sakai : Kawabata, le Clair-Obscur. PUF, 188 pages, 2001. Livre très intéressant dont j'ai cité de nombreux passages sur cette page. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage, c'est qu'il analyse des aspects de l'oeuvre de Kawabata qui sont très souvent gommés dans les traductions françaises.

 

Interview (en japonais) de Kawabata et Mishima :


Quelques photos :

le père de yasunari kawabata
Eikichi Kawabata, le père de Yasunari.

kawabata 1917
Etudiant, en 1917.

Kawabata 1930
En 1930

kawabata années 1940
Dans les années 1940

kawabata - Hayashi
Photo de Hayashi Tadahiko : portrait de Kawabata regardant Une main de femme d'Auguste Rodin, 1948.

kawabata   kawabata

kawabata, 1968
En 1968.

mishima funérailles
Au funérailles de Mishima. 1970. A sa gauche, la veuve de Mishima.

kawabata, 1970
Kawabata, 1970. Photographie de Mario de Biasi.

 

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