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Gonçalo M.TAVARES
(Luanda, Angola, 02/08/1970 - )


gonçalo m tavares

 

"Après avoir étudié la physique, le sport et l’art, il est devenu professeur d’épistémologie à Lisbonne.
Depuis 2001, il ne cesse de publier (romans, recueils de poésie, essais, pièces de théâtre, contes et autres ouvrages inclassables). Il a été récompensé par de nombreux prix nationaux et internationaux dont le Prix Saramago, le Prix Ler/BCP (le plus prestigieux au Portugal), le Prix Portugal Telecom (au Brésil).
Gonçalo M. Tavares est considéré comme l’un des plus grands noms de la littérature portugaise contemporaine, recevant les éloges d’auteurs célèbres comme Eduardo Lourenço, José Saramago, Enrique Vila-Matas, Bernardo Carvalho et Alberto Manguel.
" nous dit le site de l'éditeur Viviane Hamy.
Parmi ses livres très courts : Monsieur Calvino et la promenade, Monsieur Valéry et la logique,... qui comportent parfois des dessins, des schémas...

Son roman Jérusalem obtient le Prix Saramago 2005. A cette occasion, Saramago a dit : "« Jerusalém é um grande livro, que pertence à grande literatura ocidental. Gonçalo M. Tavares não tem o direito de escrever tão bem apenas aos 35 anos : dá vontade de lhe bater ! »" ("« Jérusalem est un grand livre, une partie de la littérature occidentale. Gonçalo n'a pas le droit d'écrire si bien à 35 ans : ça me donne envie de le frapper !").
"
Gonçalo M Tavares est, sans aucun doute, l'un des écrivains les plus importants de sa génération. Antonio Lobo Antunes", proclame un ruban jaune autour de Apprendre à Prier à l'ère de la technique.
Bref, ces avis (on pourrait citer aussi Vila-Matas) sont à prendre avec plus de considération que les recommandations de Marc Lévy ou d'Anna Gavalda à propos de tel ou tel ouvrage de consommation courante.

On pourra lire le compte-rendu de la rencontre avec Tavares organisée dans la librairie l'Ecume des Pages le 15 octobre 2010.

On pourra également visiter le site officiel de l'écrivain.

Outre des publications diverses (notamment l'étonnant Un voyage en Inde, ou encore Berlin, Bucarest-Budapest : Budapest-Bucarest), il y a deux cycles distincts (pour le moment) dans son oeuvre en prose :

1/ Le Quartier (O Bairro), avec les "Monsieur" (Monsieur Valéry, Monsieur Brecht, etc. ) : c'est le monde de l'enchantement.
On trouve, en français :
 * Monsieur Valéry (2002),
 * Monsieur Brecht et le succès (2004),
 * Monsieur za politique (2005),
 * Monsieur Calvino et la promenade (2005),
 * Monsieur Walser et la forêt (2006),
 * Monsieur Swedenborg et les Investigations géométriques (2009)

2/ Le Royaume (Jérusalem, Apprendre à Prier…) : c'est le monde du désenchantement.
 * Un homme : Klaus Klump (2003)
 * La machine de Joseph Walser (2004)
 * Jérusalem (2004)
 * Apprendre à prier à l'ère de la technique (2007).

- Apprendre à Prier à l'ère de la technique (Aprendera rezar na Era da Técnica, 2007 ; traduit en français en 2010 par Dominique Nédellec). Editions Viviane Hamy. 366 pages. Le sous-titre du livre est : Position dans le monde de Lenz Buchmann.

Il s'agit du quatrième ouvrage d'un cycle consacré au Mal.
Il commence par une première partie intitulée "Force", sous-partie "Apprentissage", sous-sous partie "L'adolescent Lenz découvre la cruauté".
On notera que le livre est extrêmement découpé, donnant une impression de rationalité scientifique, et que les titres des différentes parties valent souvent le détour : "La médecine et la guerre : deux façons d'utiliser la main droite", "Donnez-moi une raison de ne pas tuer les plus faibles", "Fabriquer le danger mais ne pas l'industrialiser"...
On peut dire que le livre commence fort, et cette découverte de la cruauté, ou plutôt de l'exercice de la domination, va être un élément fondateur de la pensée et des actions de notre héros, qui découvre ainsi la Force. Il y a d'un côté ceux qui ont cette force, qui mènent, qui imposent leur volonté, et de l'autre ceux qui se laissent faire.
Notre héros, s'appelle Lenz Buchmann. Dans le roman, tous les noms sont de consonance germanique, même s'il n'y a pas de précision géographique ou temporelle.

Lenz se met rapidement à la chasse.
"L'inconnu existait dans la forêt et, en l'absence de porte d'entrée et de paillasson, Lenz parcourait, vingt minutes durant, les chemins que la nature, avec sa stupidité bien à elle, avait spontanément ménagés pour laisser passer les hommes. [...]
Dans la forêt, la vertu n'avait pas été ensevelie sous la moisissure, une autre puissance était suspendue au-dessus de lui tandis qu'il cheminait entre les arbres robustes, mais retors, qui cachaient des centaines d'existences animales ; des existences qui étaient, au bout du compte, des pièces de gibier - résumé extraordinairement synthétique de ce qu'étaient aussi les relations humaines.
Lenz ne se faisait pas d'illusions : s'il ne s'engageait pas dans les rues de la ville avec la même prudence, prêt à tirer avec son arme, c'était uniquement parce que, dans cet autre espace, quelque chose inhibait encore la haine : l'intérêt économique réciproque.
" (page 14).

Mais un combat existe également entre l'homme et la nature : "Lenz ne se faisait pas d'illusions sur la terre qu'il foulait : il existait entre l'homme et la nature un point de rupture qui avait été dépassé depuis longtemps. [...] Dans ces journées de calme, Lenz décelait une santé trompeuse, une préparation du mal - quelqu'un nettoyait minutieusement le catafalque la veille de l'arrivée de la dépouille." (page 41).

Lenz devient un chirurgien renommé.

"Le plus stupéfiant lorsque Lenz opérait, c'était qu'à un certain moment le bistouri et même sa main droite semblaient se dissoudre dans le corps du malade. Le bistouri s'introduisait dans le corps, tel un poignard, et semblait chercher quelque chose de bien plus extraordinaire qu'une artère ; le bistouri marquait le premier point d'attaque ; une attaque, en l'occurrence, qui visait à sauver la personne attaquée." (page 27). Lenz cherche, avec son bistouri, à "instaurer une nouvelle monarchie" (page 24), il rétablit l'ordre, il mène un combat contre l'anarchie : la maladie.
Il sauve des gens, mais ne se considère pas comme bon pour autant. "Et cette confusion - entre bonté et compétence technique - commençait à lézarder le mur que Lenz avait érigé entre sa vie professionnelle et sa vie privée, dans laquelle la dissolution des valeurs morales était manifeste. Le plaisir qu'il éprouvait à humilier les prostituées, les femmes faibles ou les adolescents, les mendiants qui venaient frapper à sa porte ou sa propre femme, ne pouvait pas être plus éloigné de cette aura qui, à en croire certains proches des malades qu'il avait opérés et sauvés, émanait de sa personne." (page 32).
Eh oui, Lenz aime bien s'assurer de sa supériorité, imposer sa volonté sur les autres, ce qui se traduit par quelques petites déviances...

On ne peut vraiment pas dire que Lenz croit en la bonté de l'Homme :
"Evidemment, la technique et la médecine, dont il était un fidèle porte-drapeau, permettaient la prolongation des passions ; ce qui pour Lenz signifiait seulement que l'être humain pouvait désormais haïr plus longtemps." (page 42).

Mais bientôt : "Il était las d'avoir à traiter avec des hommes individuels et d'être lui-même un homme individuel ; ce n'était pas une échelle qui lui convenait ; il voulait opérer la maladie d'une ville entière et non d'un seul être vivant insignifiant. [...]
Du pain et de la peur, dit Lenz à voix haute, spontanément, rompant ainsi une longue période de silence.
" (page 90).

Il est temps de changer d'échelle. On en apprendra plus sur l'éducation de Lenz, ses relations avec son père, son frère...
Lenz est un loup, tandis que son frère est un chien. Or "le chien ne pourra pas protéger le loup parce qu'il n'en a pas la force, et le loup ne protégera jamais le chien parce que ce n'est pas dans sa nature". (page 98).
Lenz est "le seul Buchmann, le seul à arborer le style de ceux qui jugent et non le style de ceux qui sont jugés." (page 129).
Il méprise les gens dans leur globalité : ils sont faibles. "Chaque révolution traduisait désormais une aspiration à plus de sécurité et non à plus de pouvoir." (page 186).

Un livre très remarquable, très fort, très bien écrit, souvent surprenant, vraiment marquant.



Monsieur Calvino et la promenade. (O Senhor Calvino, 2005) Traduit du portugais en 2009 par Dominique Nédellec. 86 pages. Dessins de Rachel Caiano. Viviane Hamy.

Monsieur Calvino fait partie du cycle "O Bairro" - Le Quartier, que Tavares peuple de plein de personnages qui ont des noms d'écrivains ou d'artistes connus. Ce ne sont pas les vrais artistes que Tavares met en scène, "juste" des gens qui portent le même nom. Cela donne un effet assez étrange.
Ces livres sont successions de petites scènes qui peuvent être poétiques, humoristiques, graphiques, étranges, absurdes, incompréhensibles.

Le livre commence par "Comme le village d'Astérix : « o bairro », un lieu où l'on tente de résister à l'entrée de la barbarie".
Et on a le plan du quartier :

On voit Borges au centre, Walser totalement excentré, Musil, Foucault, Wittgenstein, Beckett et Orwell sont voisins à l'ouest. A l'est, on a Melville, Gogol...

Télérama (n°3169 du 6 octobre 2010, page 34) nous apprend que "Il y a quelques mois, près de trois cents étudiants en architecture, pilotés par une quinzaine d'enseignants de l'université Lusiada de Lisbonne, ont relevé le défi : concevoir les maquettes du Bairro de Gonçalo M. Tavares."

Mais nous sommes ici pour faire connaissance de Monsieur Calvino.

Globalement, Monsieur Calvino a une relation curieuse à l'infini, ou au monde qui l'environne.
Par exemple, prenons l'air. On n'y fait pas attention, à l'air. Alors, Monsieur Calvino a un truc à lui, basé sur un ballon... ainsi, il se force à faire attention à une partie de cet air. "Sans cette enveloppe colorée, cet air, à présent comme souligné et se distinguant du reste de l'atmosphère, passerait totalement inaperçu. Pour Calvino, choisir la couleur du ballon revenait à attribuer une couleur à l'insignifiant. Comme s'il décidait : aujourd'hui l'insignifiant sera bleu." (page 19).

Une des plus jolies scènes s'intitule La Fenêtre. La voici en entier :
"Chez Calvino, des rideaux avaient été mis à l’une des fenêtres - celle qui offrait la meilleure vue sur la rue -, rideaux que l’on pouvait boutonner, une fois tirés. Sur le rideau droit se trouvaient les boutons et sur le gauche les boutonnières correspondantes.

Calvino, pour regarder cette fenêtre, devait d’abord défaire les sept boutons, l’un après l’autre. Ensuite seulement, il écartait les rideaux et pouvait regarder, contempler le monde. Ses observations terminées, il tirait les rideaux et refermait chacun des boutons. C’était une fenêtre à boutonner.
Lorsqu’il voulait ouvrir la fenêtre le matin, au moment de défaire lentement les boutons, il sentait dans ses gestes la même intensité érotique que celui qui retire, avec délicatesse, mais aussi avec anxiété, le chemisier de sa bien-aimée.
Aussi voyait-il la vie différemment, depuis cette fenêtre. Comme si le monde n’était pas quelque chose de disponible à tout moment, comme s’il exigeait plutôt de lui, et de ses doigts, une série de gestes minutieux.
De cette fenêtre, le monde n’était pas le même. »
" (pages 21-22).


Calvino veut faire attention au monde, distinguer une partie d'infini d'une autre partie, ou du moins focaliser son attention sur une de ces parties, pour mieux la comprendre.

Dans le début d'une autre scène, L'Animal de Calvino, on lit :
"Le matin, Calvino allait dans la cuisine pour donner à manger au Poème. La bestiole dévorait tout : aucun aliment ne paraissait lui déplaire ni même la surprendre - et en toute chose elle semblait voir un aliment.
A la fin de la journée, une fois accomplies les tâches les plus urgentes, monsieur Calvino lui caressait le poil avec la délicatesse et l'habile distraction apparente des joueurs de harpe. En de pareils moments, l'univers ralentissait sa rotation et faisait sienne l'indolence intelligente des petits félins.
Donner le bain au Poème n'était pas chose aisée ; on eût dit qu'il rechignait à la propreté, exigeant sur un mode sautillant une liberté impudique que seule la saleté peut offrir.
" (page 26).
C'est rudement bien écrit, et il n'a pas besoin de mots compliqués ou de frime stylistique.

Si Monsieur Calvino fait des choses qui paraissent excentriques, ou même méchantes, c'est toujours dans un but louable et désintéressé. Par exemple, lorsque des gens égarés dans son quartier lui demandent son chemin, il leur donne des indications farfelues.
"A l'instar de quelqu'un qui a plaisir à montrer un film ou à faire lire un livre qu'il a aimés, Calvino savait que si les gens parvenaient directement à destination, sans aucun détour, ils n'auraient jamais l'occasion d'explorer ces recoins que seuls découvrent ceux qui se sont complètement fourvoyés." (page 65).

On trouve même de la fantaisie dans la description de canalisations d'eau : "Calvino s'arrêta et regarda dans le trou : il y avait là des canalisations diverses, avec des trajectoires circulaires, mais pas seulement, comme si quelqu'un avait construit un parcours sportif pour que l'eau s'amuse un peu avant de devenir seulement utile dans les robinets." (page 69).

Il y a souvent des petits schémas pour que le lecteur comprenne mieux :


Dans une postface, Jacques Roubaud trace des parallèles avec Palomar, de Calvino (livre dans lequel on trouve : "A la suite d’une série de mésaventures qui ne méritent pas d’être rappelées, monsieur Palomar avait décidé que sa principale activité serait de regarder les choses du dehors."). Je ne l'ai pas lu.


Un petit livre excellent, poétique, loufoque.
Miam.


Monsieur Valéry (O Senhor Valéry, 2002) Traduit du portugais en 2003 par Dominique Nédellec. 100 pages. Dessins de Rachel Caiano. La Joie de Lire.
Tout comme Monsieur Calvino, il s'agit d'une succession de petits textes avec des dessins.
Monsieur Valéry a un rapport très fort avec la logique. Il tente de tout penser rationnellement... ce qui le conduit bien sûr à des absurdités.
"Monsieur Valéry était tout petit, mais il n'arrêtait pas de faire des bonds.
Il expliquait :
- Comme ça, je suis aussi grand que les personnes de grande taille, sauf que ça dure moins longtemps." (page 5).
Cela ne le satisfait évidemment pas complètement... "Il pensa ensuite à congeler un de ses bonds. Comme s'il était possible de suspendre la force de gravité, juste pendant une heure (il n'en demandait pas plus), pour ses trajets à travers la ville." (page 7).

Il rationalise aussi ses sentiments. Ainsi le court texte L'Animal domestique :
"Monsieur Valéry avait un animal domestique, mais personne ne l'avait jamais vu.
Monsieur Valéry laissait l'animal enfermé dans une caisse et ne l'en faisait jamais sortir. Il lui lançait de la nourriture par un trou situé sur la partie supérieure de la caisse et nettoyait ses cochonneries par un trou situé sur la partie inférieur de la caisse.
Monsieur Valéry expliquait :
- Il vaut mieux éviter les sentiments avec les animaux domestiques, ils meurent facilement et ensuite c'est un vrai déchirement.
Et Monsieur Valéry dessina une caisse avec 2 trous : un sur la partie supérieur et un autre sur la partie inférieure

Et il disait :
- Qui viendrait à éprouver de l'affection pour une caisse ?
Monsieur Valéry, sans aucune espèce d'angoisse, demeurait ainsi très satisfait de l'animal domestique qu'il s'était choisi.
" (page 11).

Il y a ainsi plein de jolis textes.
"Monsieur Valéry avait peur de la pluie.
Pendant des années, il s'entraîna à esquiver à toute vitesse les gouttes qui tombaient du ciel. Il devint un spécialiste.
" (page 23).
Dans Un voyage à pied (qui comporte une référence à un texte de Patrick Süskind, Monsieur Sommer), il s'interroge : "Qui me dit que l'endroit où j'arrive après dix heures est le même que celui où j'arrive en vingt minutes ?" (page 43).

Chez lui, il n'y a pas de miroir. "Si je me trouvais beau j'aurais peur de perdre ma beauté ; et si je me trouvais laid j'éprouverais de la haine pour les belles choses. Ainsi, je n'éprouve ni peur ni haine." (page 57).
Monsieur Valéry semble exercer plusieurs métiers. "Pendant quelques années, Monsieur Valéry gagna sa vie comme vendeur de l'intérieur des choses" (page 81).
C'est un joli petit livre, plein de logique et d'absurde, l'histoire quelqu'un qui "réfléchissait beaucoup" (page 83)



monsieur walser
Couverture : Paul Cerusier.

Monsieur Walser et la forêt (O Senhor Walser, 2006). Traduit du portugais en 2011 par Dominique Nédellec. 47 pages. Dessins de Rachel Caiano. Editions Viviane Hamy.
Ce coup-ci, les chapitres se suivent : c'est en fait une nouvelle
.
Monsieur Walser s'est fait construire la maison de ses rêves dans la forêt. Il est bien à l'écart de la ville, comme on peut le voir ci-dessous (il est tout en haut à gauche).


o bairro

"Si, jusque-là, l'absence d'un espace confortable, clos, rien qu'à lui, avait été un obstacle insurmontable à la concrétisation de certaines invitations qu'il avait bien en tête depuis plusieurs années, comme déjà écrites ou verbalisées, désormais, alors qu'on sentait encore cette ostensible odeur de neuf provenant du bois, de la peinture sur les murs et même du bruit des machines nécessaires à sa vie domestique d'homme sans compagnie, mais qui malgré tout, cela va ce soi, s'alimente et salit les choses, désormais, donc, avec cette nouvelle maison, tout lui semblait possible. Pour Walser, la maison n'était pas seulement un lieu conquis par l'humanité sur la forêt, sur l'espace que les choses non humaines semblaient avoir décrété comme leur appartenant, c'était aussi un paysage idéal pour commencer à parler avec d'autres hommes - ce dont il ressentait le plus grand besoin." (page 10).

On a trois éléments : Walser est un homme qui voit loin, pour lui, un plan, c'est vraiment du long terme, tout comme les phrases qui prennent du temps pour s'écrire, qui posent tous les éléments avant de parvenir à la conclusion. Walser va attendre des années avant d'inviter une copine, en attendant que sa super maison soit prête. On peut penser qu'il n'est pas très sûr de lui et qu'il ne mise pas sur ses qualités propres, qu'il veut un cadre adéquat, ou bien encore - et c'est plus probable - que le cadre est un préalable non négociable, que tout plan a une étape 1 et une étape 2, et qu'il faut respecter l'ordre pour que tout se passe bien.

Ensuite, son besoin d'humanité et de compagnie, Walser semble ne pouvoir le réaliser qu'en se retirant en pleine nature.

Et, troisième point (on est bien chez Tavares), cette nature n'est pas quelque chose de positif, c'est une menace pour l'Homme, qui est en lutte contre la nature hostile.
La technologie s'oppose à la nature, elle permet à l'Homme de la maîtriser, mais le combat est permanent. Au moindre instant d'inattention, elle va reprendre le dessus.

Mais tout va bien.
"Comme Walser est content !" (page 15).
"Dans toute la maison, une odeur de neuf ! Un parquet en bois clair, bien verni, revêt le sol de l'ensemble des pièces, qui sont fort nombreuses, soit dit en passant. C'était excessif, sans aucun doute, mais comment blâmer celui qui s'enthousiasme tant de ses propres espoirs, qui met à profit un terrain dont personne ne veut pour bâtir sur la plus grande surface possible ?" (page 17).

Quelle belle maison ! "Dans la cuisine, Walser promène sa main curieuse sur les carreaux de faïence le long du mur. [...]
Il ouvre le robinet et sans utiliser de verre, en inclinant le cou comme lorsqu'il était enfant, il boit l'eau la plus délicieuse qu'il se rappelle avoir bue.
" (page 19)
"Mais, tout à coup, on sonne à la porte. Qui cela peut-il être ?" (page 22).

Bien sûr, les plans de Monsieur Walser ne vont pas aller exactement comme il le voudrait. Mais qu'importe, il a de grands projets !

C'est une petite nouvelle très sympathique, mais qui ne possède pas la fantaisie de Monsieur Valéry ou de Monsieur Calvino.

On notera des illustrations curieuses...

caiano

Soit Rachel Caiano, la dessinatrice, était vraiment pressée, soit c'est très signifiant : cette forme étrange, serait-ce le Mal qui menace la maison, qui pourrait y entrer par des interstices ?


monsieur brecht et le succès
Couverture : George Grosz, Eclipse du soleil. 1926.

Monsieur Brecht et le succès (O Senhor Brecht, 2004). Traduit du portugais en 2010 par Dominique Nédellec. 67 pages. Dessins de Rachel Caiano. Editions Viviane Hamy.
"Bien que la salle fût pratiquement vide, monsieur Brecht commença à raconter ses histoires." (page 9).

Suivent cinquante histoires, courtes ou très courtes - elles dépassent rarement une page -, souvent burlesques, qui illustrent par l'absurde, et souvent par un renversement de perspective, la stupidité du "Système", des hommes pris dans leur ensemble, de leur obéissance aveugle aux ordres. Et ceux qui portent un jugement bien carré sur le monde découvrent qu'il est un peu moins simple qu'ils ne le pensent.

Voici quelques-unes de ces histoires, choisies parmi les plus courtes.

"Changements.
Elle avait été manucure dans un salon de coiffure. Après les grands changements qu'avait connus le pays, et mettant ainsi à profit son expérience professionnelle, elle faisait désormais partie de ce corps de fonctionnaires qui amputaient les doigts des criminels.
" (page 19).

"Panne.
En raison d'un inexplicable court-circuit, c'est le fonctionnaire qui abaissa le levier qui fut électrocuté, et non le criminel qui se trouvait assis sur la chaise.
Comme l'on n'était pas parvenu à réparer la panne, c'était désormais le fonctionnaire du gouvernement qui prenait place sur la chaise électrique, tandis que le criminel était chargé d'abaisser le levier mortel.
" (page 25)

"Trop tôt.
Quand la guerre commença, les cartes n'étaient pas encore prêtes. Par inadvertance, l'armée tout entière - avec ses milliers de soldats, ses canons et ses tanks - s'engagea dans un cul-de-sac.
" (page 35)

"L'importance des philosophes.
Le philosophe disait que seuls les hommes s'engageaient dans des entreprises d'importance, tandis que les animaux ne se consacraient qu'à des actions insignifiantes.
C'est alors qu'un tigre arriva qui dévora le philosophe, corroborant ainsi à pleines dents la théorie susdite.
" (page 39)

"Le faussaire.
Arriva le moment où un homme, qui avait passé sa vie à faire de faux tableaux, perdit la vue. C'était un vice : il se mit à falsifier des morceaux de musique.
À la morgue, après son décès, on le confondit avec un autre.
" (page 54).

Les dessins de Rachel Caiano sont astucieux : une foule de plus en plus nombreuse à chaque page. En tournant rapidement les pages du livre, on voit les gens venir vers nous, se masser. Normal : les histoires de Monsieur Brecht ont du succès !

Très bon livre.

 

un voyage en Inde

Un Voyage en Inde - Mélancolie contemporaine (un itinéraire). (Um viagem à India ; 2003-2010 ; traduit du portugais en 2012 par Dominique Nédellec). Postaface de Eduardo Lourenço. Viviane Hamy. 494 pages.
Un voyage en Inde, c'est un OENI (Object Ecrit Non Identifié). Bien sûr, on a pu lire d'autres livres écrits en vers libres (La Montagne volante de Christoph Ransmayr, par exemple, écrit en phrases flottantes), mais celui-ci est différent.
Des extraits valent mieux qu'un long discours, alors voici le début (Chant I) :

"1-
Nous ne parlerons pas du rocher sacré
sur lequel la cité de Jérusalem fut construite,
ni de la pierre la plus respectée de la Grèce antique
qui se trouve à Delphes, sur le mont Parnasse,
cet omphalos - le nombril du monde -
vers quoi tu dois orienter ton regard,
parfois tes pas,
toujours ta pensée.
[...]

3-
Nous ne parlerons pas de héros égarés
dans des labyrinthes
ni de la quête du saint Graal.
(Il ne s'agit pas ici d'atteindre à l'immortalité
mais de donner une certaine valeur à ce qui est mortel.)
Nous n'ouvrirons nulle fosse pour trouver le centre du monde,
nous ne chercherons ni dans des grottes
ni sur les chemins de la forêt
les visions que les Indiens idolâtraient.

[...]
10-
Nous parlerons de l'hostilité que Bloom,
notre héros,
manifesta à l'égard du passé,
en se levant et en abandonnant Lisbonne
afin de gagner l'Inde, pour y chercher la sagesse
et l'oubli.
Et nous dirons comment il entama ce voyage
avec un secret qu'il devait, plus tard, rapporter presque intact.
" (pages 13-16).

Le héros s'appelle Bloom. Le livre fait donc référence à l'Ulysse de James Joyce (que je n'ai pas lu... un jour, sans doute... je ne suis pas encore prêt à tenter l'escalade...). Mais il fait également référence aux Lusiades de Camões (que je n'ai pas lu non plus).
Il y a donc très certainement eu de nombreuses références qui me seront passées au-dessus de la tête (et probablement même au-dessus de la tête de ceux qui auront lu les deux oeuvres en question).

Notre héros, Bloom, fuit donc. Quoi ? Pourquoi ?
On l'apprendra.

Sur son chemin vers l'Inde, Bloom s'arrête à Londres.
Là, il parle avec des inconnus, qui lui racontent leur enfance, s'appesantissent sur des détails... Mais tout cela ne l'intéresse pas.

"54-
La vie des autres ne nous émeut pas, se dit Bloom. Ta
vie est une équation que je ne parviens pas à résoudre
parce que je ne t'aime point. Et l'inverse tout aussi bien :
je n'arrive pas à résoudre ta vie parce que
je ne te hais point.
Mais, l'air étant excessif et chaud comme si quelqu'un
l'avait ce jour-là laissé trop longtemps au four,
voilà que se manifesta la sympathie de ces hommes.
" (page 33)

Bientôt, Bloom explicite ce qu'il attend de son voyage en Inde :

"64-
Bloom déclara qu'il était parti de Lisbonne
et que son voyage devait le mener jusqu'en Inde. À l'autre bout du monde,
il cherchait une joie nouvelle
ou, si possible, plusieurs. Une joie qui mêlerait les plaisirs
de l'animal domestique nourri dans une gamelle
à ceux de l'animal sauvage et brutal qui se repaît
des proies les plus faibles, attaquées par surprise
dans le forêt. Un ennui déroutant,
voilà ce que cherchait Bloom. Comment le trouver ?
" (page 37)

Et, plus loin :
"70-
Bloom cherchait l'insolite qui, sans être
ni un événement muet ni un bruit mais plutôt
un lieu, oblige à avancer. Si ce que je cherche
parvenait à ma chaise,
à quoi me serviraient mes chaussures ? Mais cette
connaissance a déjà valeur de classique : les événements neufs
se produisent dans des espaces neufs, pas dans les anciens.
Ne laisse pas ta chaise confortable nuire
à ta curiosité.
" (page 39)

Le texte, on le voit, comporte des thèmes très "Tavaresien" : la civilisation, les animaux, le Bien, le Mal, la technologie, la nature, la dictature, le pouvoir...


"75 -
Bloom regarde par la fenêtre.
Plusieurs armées qui tuaient sous commandement efficace
sont passées sur ce revêtement
où circulent à présent des voitures.
Des sabots de chevaux remplacés en à peine deux siècles
par des pneus
(qui adhèrent mieux à la réalité que les mammifères).
La vie est désormais habitée par des machines (inodores)
et, chaque jour, des marques de puissantes firmes industrielles accèdent
à la renommée que les plus grands conquérants ont perdue.
" (page 41)

On a donc des comparaisons ou oppositions originales (qui rapprochent le grand du petit, le grandiose du trivial), une des spécialités de l'auteur :

"Les nouvelles d'un journal, les jours de pluie, peuvent
être pliées pour tenir dans la poche, où elles seront au sec.
N'importe quelle nouvelle grandiose, un tremblement de terre meurtrier
ou la récente inauguration d'un palais, si elle est bien plissée,
tient dans un espace de huit centimètres sur six,
ce qui ne manque pas de surprendre. Cette image garde sa pertinence
pour qui veut comprendre l'importance et la place
de l'univers ou des pays voisins
dans la vie d'un petit citoyen.
" (page 57).

"[...]l'amitié est impossible
dans les grandes agglomérations.
Même parmi les plus petits animaux comme les mouches
ou les fourmis, on aura peine à détecter, en ville,
un comportement marqué du sceau de la camaraderie.
" (Chant III, 41, page 120)

"[...] un homme, quand il dort, est plus proche
de l'astronomie que de son lit
à proprement parler.
" (Chant IV, 66, page 181)

"Même les guerres ont été conquises par la bonne
éducation : elles sont approuvées au cours de réunions où
l'absence de cravate est un fait qui n'échappe à personne.
" (Chant IV, 23, page 165).

Mais pourquoi Bloom tarde-t-il autant pour arriver en Inde ? n'y a-t-il pas de vol direct depuis Lisbonne ?

"Il convient d'arriver fatigué à l'endroit
où l'on veut vieillir,
car si l'on arrive vigoureux encore, et impatient,
on prendra un nouveau départ. Et on manquera son but.
" (Chant IV, 80, page 185)


Ce n'est pas un livre qui se lit vite. Il est souvent perturbant quand on comprend, et parfois - souvent, en fait -, on ne comprend pas toujours ce que Tavares veut dire exactement. Ou bien encore on s'arrête, et on réfléchit.
Quelques exemples supplémentaires :

"il y a une partie du sommeil qui enrichit le vocabulaire du lendemain" (chant II, 14, page 63)

"On distingue ensuite parmi les humains
ceux qui connaissent mieux leurs poches
et ceux qui connaissent mieux leurs mains.
" (Chant III, 43, page 121).

"Les pauvres ne sont pas bons, murmurait mon père,
c'est seulement qu'ils ont moins d'argent pour faire le mal.
" (Chant III, 63, page 128).

"Des quatre éléments anciens - j'ignore si vous l"avez remarqué -,
il n'y a guère que le feu que l'homme soit encore incapable de polluer.
le feu recèlera un mystère, certainement.
" (Chant III, 125, page 149).

"Bloom se rappelle bien que certains échecs
permirent à tels membres de sa famille
d'apprendre rapidement ce qu'était le courage.
Mais d'autres ont toujours confondu
deux concepts symétriques : échouer et terminer.
Un excellent échec produit d'innombrables façons
de se relever pour un homme.
" (Chant IV, 22, page 164)


"Ou les gens sensés et sages se reproduisent peu,
ou ils sont trop pacifiques et, ne se battant pas, perdent.
Car le monde appartient à ceux qui veulent laisser le chantier peint de frais ;
inscrire leur nom sur une matière non compatible
avec le langage qui disparaît. Et voilà une erreur évidente
dans la manipulation des matériaux : les sages
veulent écrire. Les ingénieurs sont autrement plus sensés.
" (Chant IV, 45, pages 172-173).

"Les habitudes satisfont ce qui en toi n'est pas fort" (Chant VI, 96, page 280).

La première moitié du livre, en gros, m'a paru supérieure à la deuxième. Mais peut-être y a-t-il eu un effet de lassitude ?
En tout cas, ce n'est pas un livre à lire pour son histoire, qui tient en quelques lignes : elle importe peu. Ce qui compte, c'est le reste.

Un livre souvent vraiment très fort, très original, parfois (dans la deuxième moitié, principalement) moins réussi, mais (je me répète), n'ayant lu ni l'Ulysse de Joyce, ni les Lusiades de Camões, j'ai dû rater de nombreuses références.
Ce livre original nécessite du "temps cerveau disponible".

monsieur kraus
Couverture : Juan Gris, Fantomas. 1915. National Gallery of Art, Washington, D.C.

Monsieur Kraus et la politique (O Senhor Kraus, 2005). Traduit du portugais en 2009 par Dominique Nédellec. 138 pages. Dessins de Rachel Caiano. Editions Viviane Hamy. Suivi d'un texte de Alberto Manguel : Karl Kraus, la voisin de tout le monde (traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf).
Ce livre, qui fait partie du cycle "Le Quartier", commence ainsi :
"
Monsieur Kraus quitta le journal de bonne humeur. Il savait que, par les temps qui couraient (à reculons ? de travers ?), « la seule façon objective de commenter la vie politique, c'était d'en faire la satire». [...]
Monsieur Kraus adressa bientôt ses premières chroniques au journal.
" (page 9).

Suivent lesdites chroniques : c'est l'histoire d'un Chef, aidé par des Assesseurs.
"
Le Chef aimait expliquer - n'importe quoi, même l'inexplicable - et les Assesseurs aimaient leur Chef." (page 19). Le Chef a souvent du mal à comprendre, mais qu'importe : les Assesseurs s'émerveillent de ses moindres mots, et font mine d'être plus bêtes qu'ils ne le sont, de sorte que le Chef puisse prendre plaisir à leur expliquer.

On voit dans les textes la manière qu'ont le Chef et ses Assesseurs de se trouver du travail creux (comment procéder à de nouvelles inaugurations puisque tout semble déjà avoir été inauguré et qu'aucun bâtiment n'a été construit récemment), et de faire des économies qui n'en sont pas, tout ceci en jouant sur les mots, ou plutôt en les vidant de leur sens.

À l'approche des élections, le Chef s'interroge sur la validité des sondages :
"
- La question est la suivante, dit le Chef : lorsqu'un individu, même en pleine possession de ses capacités intellectuelles, nous déclare que ses idées penchent à gauche et non à droite, qui nous dit qu'il ne pense pas précisément le contraire ?" (page 59).
Puis, les élections arrivent. Il est donc temps d'envisager de vastes réformes (qu'on aurait pu faire avant, mais à quoi bon ?). Nous sommes au siècle du "
cerveau et du vote" (page 66), il faut donc en tirer toutes les conclusions, y compris dans les domaines importants, comme les matchs de football :
"
Rationalité et démocratie, importance de l'opinion et du vote de chaque citoyen : voilà le football du siècle à venir." (page 67).
Ceci dit, si les réformes sont nécessaires, elles doivent être minimes :
"
- Oui, pour être plus précis : ce que tout le monde veut, c'est que rien ne change, mais que la vie s'améliore." (page 98).

Il y a aussi, de temps à autre, des petites notations de Monsieur Kraus, comme :
"
Ponctualité.
Il y a des habitudes dont on ne se défait jamais.
Un bon politicien : même pour l'inauguration d'une horloge, il arrive en retard.
" (page 38).
"Un politicien ne lit pas de livres, dans le meilleur des cas il lit les titres. Avec les gens, il fait pareil." (page 101).

Tavares développe parfois les paradoxes, comme dans la partie "Payer plus d'impôts est très bon pour qui paie plus d'impôts".
"- La question est simple : les impôts servent à améliorer la vie du pays. On est d'accord ?
- On est d'accord.
- Donc...
- Donc : plus un individu paie d'impôts, plus la qualité de vie du pays s'améliore.
- Autrement dit...
- Autrement dit : moins il reste d'argent à chacun pour vivre à la fin du mois - à cause des impôts supplémentaires - plus le pays en a, lui. [...]
C'est-à-dire : plus la vie de chacun se dégrade, plus celle du pays s'améliore.
- Exact. [...]
- Donc, si notre objectif patriotique est d'améliorer la qualité de vie du pays, ce qu'il nous faut faire c'est...
- Dégrader la qualité de vie de chaque citoyen !
- Et voilà !
" (pages 115-116).

Dans un petit texte qui conclut le volume, Alberto Manguel parle de Karl Kraus (1874-1936), le vrai (cf notice Wikipedia), auteur notamment de nombreuses pensées qui donnent envie d'aller y voir de plus près ("La vie est un effort qui serait digne d'une meilleure cause", "Le mal ne prospère jamais mieux que lorsqu'un idéal est placé devant" ; "La fonction de la rate doit être semblable à celle des notaires dans l’Etat : nécessaire mais superflue").

"« Les satires que le censeur comprend doivent être bannies », conseillait-il. Il ne tolérait pas les imbéciles. [...]
Le Kraus de Tavares parle en mots nouveaux de sujets nouveaux, il commente des événements récents qui, après tout, sont toujours pareils, le résultat de la stupidité humaine née du mauvais usage de la parole. Il est approprié que Tavares ressuscite Kraus ici, au XXI° siècle, après que Christine Lagarde, alors ministre des finances, a déclaré à l'Assemblée nationale, en juillet 2007, que « nous avons dans nos bibliothèques assez pour en parler pendant des siècles à venir. C'est pour cela que je vous dis : pensez moins et travaillez plus. »
" (pages 136-137).
La citation n'est pas tout à fait exacte, Manguel a simplifié et donc un petit peu trahi (en le caricaturant) le propos... volontairement, j'imagine : auquel cas on voit, dans un texte mettant en exergue l'importance de l'utilisation du mot juste, l'auteur tomber dans le travers même qu'il dénonce... Dans un souci d'exactitude mais également parce que ce qui suit ressemble aux dialogues d'une pièce de théâtre, voici ce qui a été réellement dit :
"
Mme la ministre de l’économie, des finances et de l’emploi. [...] Que de détours pour dire finalement une chose toute simple : le travail paye. Mais c’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’est guère d’idéologie dont nous n’ayons fait la théorie, et nous possédons probablement dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé, assez tergiversé ; retroussons tout simplement nos manches !

M. Jean-Pierre Balligand [député PS]. Il faut aussi penser pour travailler !

Mme la ministre de l’économie, des finances et de l’emploi. De ma lecture de Tocqueville je retiens l’idée suivante : « L’égalité réhabilite l’idée du travail procurant un gain. »

Plusieurs députés du groupe socialiste, radical et citoyen. Des sous ! Des sous !
" (source : http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2006-2007-extra/20071003.asp )
On note qu'un homme (ou une femme) politique digne de ce nom se doit toujours d'avoir en tête un stock de citations appropriées (dont le nom de l'auteur, si possible inattaquable, est brandi) : ça en impose, et le temps que les adversaires réfléchissent à la citation de sorte de répliquer intelligemment, on est passé à autre chose. Malin.

Très bon texte de Tavares, qui prolonge ici les thèmes qui lui sont chers : la modernité, le rapport de domination d'une minorité sur la masse.
Bien sûr, la critique est parfois facile, mais il y a tellement de vrai... Et sa critique de la politique est applicable au milieu de l'entreprise, malheureusement. Ce qui est logique, puisqu'une grande entreprise, c'est finalement un Etat en miniature.

 

jerusalem

Jérusalem (2005). Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik en 2008. Viviane Hamy. 247 pages. Prix Saramago 2005.
Ce roman fait partie du Cycle Le Royaume. Il est en est le troisième roman, et le premier a avoir été publié en français (les deux premiers viennent tout juste de sortir).

Chaque chapitre indique quels sont les personnages qui y apparaissent, et dans quel ordre. On a par exemple : Ernst et Mylia (chapitre 1) ; Theodor (chapitre 2) ; Hanna, Theodor, Mylia (chapitre 3)... Il y a de très nombreux personnages, car on peut aussi citer : Hinnerk ; Gomperz ; Kaas ; Krauss...
Le roman commence de manière abrupte :
"Ernst Spengler était seul dans sa mansarde, la fenêtre déjà grande ouverte, prêt à se jeter, quand le téléphone sonna, subitement. Une fois, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, Enst alla répondre." (page 7).

Comment en est-on arrivé à cet instant, au coeur de la nuit ? Le roman dispose les pièces qui, lentement, semblent se déplacer pour s'emboîter : tout converge.

Le centre de gravité est Theodor, un médecin réputé.

Pour déterminer qu'un être humain est sain, normal, Theodor prend en compte trois catégories, et non deux comme la plupart des ses collègues, qui considèrent que seuls les aspects physiques et mentaux importent. Pour lui, Theodor, il faut également prendre en compte l'aspect spirituel : en effet, un individu sain veut rencontrer Dieu ; il doit entreprendre la quête de Dieu. Theodor en a fait le sujet de sa thèse.
"Et l'instinct scientifique dont il s'enorgueillissait se résumait en une phrase : un homme qui ne cherche pas Dieu est fou. Et un fou doit être soigné." (page 59).
On trouve des fous dans le roman, ainsi qu'un asile.

Theodor veut comprendre les horreurs dont est capable l'Humanité. Pour ce faire, il effectue un travail statistique de longue haleine sur les horreurs à travers les âges : y a-t-il une tendance et, si oui, quelle est-elle ? Le nombre d'horreurs est-il stable ou en hausse ? Y a-t-il des cycles ?
Il s'en explique à Mylia, sa femme qui dit voir les âmes des gens :
"Je voudrais que de ce travail résulte un graphique - un seul graphique qui résume, qui permette d'établir une relation entre l'horreur et le temps. Comprendre si l'horreur diminue au long des siècles ou augmente. Si elle est stable. Rends-toi compte que si je découvre que l'horreur a une certaine stabilité historique, qu'elle maintient certaines valeurs, disons, tous les cinq siècles, si je parviens à trouver une régularité, je me trouverai face à une découverte fondamentale. Je veux arriver à un graphique de ce qui s'est passé jusqu'ici - depuis que l'on a des récits historiques plus ou moins dignes de foi - dans les différents camps de concentration ou d'extermination - pas au cours de batailles, cela s'éloigne de ce que je veux faire -, pas question de conflits entre armées qui, pouvant être plus fortes ou plus faibles, doivent être tenues pour des forces, c'est-à-dire : des forces qui peuvent infliger des pertes significatives à l'autre côté. Ce que je veux étudier ce n'est pas cela, car alors on parle de combat et non d'horreur. Je veux seulement étudier les situations où l'une des parties n'avait nulle possibilité - nulle volonté même - d'infliger des pertes à l'autre partie, et où la partie forte, sans aucune justification - ou du moins sans cette grande justification qu'est la peur - a décimé la partie faible." (pages 48-49).
Grâce à ce travail statistique, pourra-t-il trouver une formule et, si oui, quelles en seraient les conséquences ?

"Si l'horreur diminue, c'est le signe que nous serons plus heureux dans une centaine de générations, si l'horreur augmente, notre Histoire prendra fin, car l'horreur finale ne laissera rien et ensuite, oui, une autre Histoire pourra apparaître, meilleure, plus éthique. Ces deux hypothèses nous permettent d'être optimistes. Mais si l'horreur est constante, là, alors, il n'y aura pas d'espoir. Aucun. Tout sera toujours pareil." (page 52)

A travailler sur ce sujet, y a-t-il finalement un risque d'essayer de comprendre (et donc de le trouver normal ?) le raisonnement à la base de ces horreurs ?

C'est un sujet que l'on trouve souvent dans les livres de Tavares : la tentative d'un homme de modéliser scientifiquement ce qui n'est pas modélisable, ce qui n'est pas rationnel : l'Homme et ses motivations ; ou encore ce qui est imprévisible, nous dépasse et est plus souvent menaçante que bénéfique : la Nature... l'Homme n'en faisant pas partie.

Theodor est finalement assez désespérant. Il pense que sont inutiles les distractions, les prostituées (mais il en rencontre tout de même), les histoires drôles... car tout ceci fait gaspiller l'énergie créative et peut même être la cause de l'anéantissement de notre société : en effet, que se passerait-il si une nouvelle espèce animale apparaissait, espèce qui rejetterait tous ces plaisirs futiles ? L'avantage biologique qu'elle aurait ne serait-elle pas suffisante pour nous supplanter ?

Autre chose : "[...] pour Theodor l'importance des bonnes actions, considérées sur une longue période, [est] infime, à l'inverse des actions purement mauvaises, qui étaient devenus le vrai moteur de l'Histoire. Pour lui, les bonnes actions." (pages 161-162).

Dans le roman, on trouve d'autres personnages très torturés. Par exemple, un certain Hinnerk. C'est un homme qui a fait la guerre et qui en est revenu marqué.
"Par des habitudes précises et monotones, Hinnerk avait essayé de réduire les possibilités de ce qu'on est convenu d'appeler le nouveau. Très vite, en temps de paix, il avait compris la relation entre la peur et l'imprévu, et avait donc essayé d'installer dans chacune de ses journées une rigueur de patrouille, la scindant entre une sorte d'existence sous observation et l'observation de lui-même." (page 66).


Un roman dense, très sombre, souvent très fort mais pas forcément agréable (car ce n'est vraiment pas le sujet), et qui brasse de nombreux thèmes tout en apportant des réflexions originales.

 

monsieur swedenborg

Monsieur Swedenborg et les investigations géométriques (O Senhor Swedenborg e as investigações geométricas, 2009). Traduit du portugais par Dominique Nédellec. 123 pages. Dessins de Rachel Caiano. Editions Viviane Hamy
Swedenborg (1688-1772) était un homme assez génial : scientifique, homme de lettres... et créateur d'une religion, à partir du moment où "A Londres, un inconnu qui l'avait suivi dans la rue pénétra dans sa maison et lui dit qu'il était Jésus, que l'Eglise était en pleine décadence - comme l'Eglise juive à l'époque de Jésus-Christ - et qu'il avait le devoir de la rénover en créant une troisième Eglise, celle de Jérusalem." (Borges, Conférences, Folio essais, page 175 ; Borges parlera encore de Swedenborg notamment dans ses Ultimes Dialogues avec Osvaldo Ferrari). Swedenborg visite l'Enfer, le Paradis, et fonde une religion originale, à laquelle se sont intéressés de nombreux intellectuels : le père de Henry James, Emerson, Doyle, Fernand Khnopff, etc.
Bref, Swedenborg était un curieux personnage, d'une immense érudition, un esprit universel comme il pouvait encore y en avoir au XVIII° siècle, qui s'intéressait à tout et connaissait quasiment tout ce qu'il était possible de connaître à l'époque : il était mathématicien, docteur en philosophie, mais aussi organiste, inventeur, etc.
Pour donner un exemple : "Il est le premier à émettre l'hypothèse de la formation du système solaire. il énonce une théorie moderne de l'atome, décrit la nature de la Voie lactée, précédant celles de Buffon et de Laplace, propose une théorie ondulatoire de la lumière et une théorie cinétique de la chaleur." (Wikipedia).

Le monsieur Swedenborg de Tavares vient de quitter la salle où monsieur Brecht a raconté des histoires, "séances que monsieur Swedenborg mettait à profit pour se consacrer à ses investigations sur l'astronomie
" (page 11), et se rend à une conférence de monsieur Eliot. "Conférences que monsieur Swedenborg mettait à profit pour se concentrer mentalement sur ses investigations géométriques." (page 11).
A peine monsieur Eliot a-t-il commencé sa conférence consacrée à l'explication d'un vers de Sylvia Plath, qu'il ne prête plus attention à ses propos : il réfléchit.
Suivent une centaine de pages qui forment une cinquantaine de... pensées ou réflexions.

Voici trois de ces petites histoires :

1/ L'autre (II) :
page 46   page 47    page 48   page 49

2/ Il faut avoir peur de certains objets :
page 106   page 107

3/ Explication pour un nouveau mercredi :
page 108


C'est très curieux, parfois cela laisse un peu perplexe. C'est en tout cas original.

matteo      recto portugais  verso portugais
La version française, à gauche, et la version portugaise.

Matteo a perdu son emploi (Matteo perdeu o emprego, 2010). Traduit du portugais par Dominique Nédellec. Viviane Hamy. 193 pages.
"L'histoire de : Aaronson, Ashley, Bauman, Boiman, Camer [...], Kesser, Klein, Koen, Levy, Matteo et Nedermeyer." (page 7).
Le livre est composé de ces vingt-cinq histoires, dont l'enchaînement logique est le suivant : le personnage principal de chaque histoire est un des personnages mentionnés dans l'histoire précédente. Puis, à la page 159, commencent les "Notes sur Matteo a perdu son emploi (Postface)".

Entre les différentes histoires, on trouve une photo de mannequin, ce qui donne un effet très étrange (une de ces photos est en couverture). On notera que la version portugaise est conforme à ce que voulait Tavares (on a toutes les photos sur la quatrième de couverture, contrairement à la version française : les éditeurs ont une certaine uniformité de collection à respecter, c'est dommage.

Les noms des personnages principaux sont juifs (ou peuvent l'être), ce qui fait référence à l'extermination pendant la Seconde Guerre Mondiale. Du simple fait d'avoir un nom qui commence par une lettre ou une autre, on peut être sauvé ou condamné à mort. L'alphabet est un "substitut mineur à l'ordre divin", il permet d'"institutionnaliser l'absurde" : c'est ce que Tavares a dit à la Librairie "Atout Livre", le 23 septembre 2016.

atout livres
Tavares et Elisabeth Monteiro Rodrigues (qui assurait la traduction des paroles de Tavares), le 23 septembre 2016.

Les enfants, en classe au Portugal, se voient attribuer une place en fonction de l'alphabet. Ceux dont le nom commence par un "A" sont au premier rang... jusqu'à"Z" pour le dernier rang. Les enfants sont assis à côté de quelqu'un dont le nom commence par la même lettre qu'eux.

Le livre parle beaucoup de classements, d'ordres. Certains personnages introduisent de l'ordre, d'autres du désordre. Les notions d'ordre et de désordre relèvent finalement d'un sentiment individuel. Ainsi, un jogger, qui des années durant a couru autour d'un rond-point dans un sens, décide subitement de changer de sens ; dans une autre histoire, un colis doit être livré dans une rue à un numéro qui pose problème... Du côté de l'ordre, un enquêteur essaie de déterminer les opinions de quelqu'un à l'aide d'un questionnaire.
On trouve aussi un étrange recycleur d'ordures, des hommes qui tentent de sortir d'un labyrinthe...
Et un jeune homme, Kashine, qui écrit NON un peu partout.
"Kashine, le jeune garçon de seize ans, décide en effet de faire ceci : répandre le « non » partout où il passerait. Juste ce petit mot, sans le moindre commentaire : « non ».
Sur les affiches annonçant la première d'une pièce de théâtre, Kashine, sans être vu de personne, écrivit « non ».
Sur le mur qui séparait deux propriétés, Kashine écrit « non ». [...]
Dans l'énorme recueil de lois qu'un étudiant en droit avait oublié sur la table d'un café, sur autant de pages qu'il le put, Kashine écrivit « non ». [...]
Il écrivit « non » sur le dos d'un dictionnaire des synonymes, « non » sur le dos d'un livre d'aventures, « non » sur la couverture d'un manuel de grammaire. [...]
Et par endroits ce « non » eut des effets concrets, parfois étranges et surprenants. [...]
On assista même à un divorce : quand une femme vit dans le dos de son mari, un dénommé Kessler, un énorme « NON », elle l'interpréta comme un message parfaitement clair.
" (pages 115-118).
Kashine introduit du désordre là où il y avait de l'ordre... ou bien, il est à l'origine d'une remise en ordre différente.

Tavares a explicité (lors de la rencontre à la librairie) quel est son mode d'écriture habituel : une fois un texte écrit, il le laisse reposer parfois longtemps. Pour Matteo a perdu son emploi, lorsqu'il a relu son texte, il a ressenti la nécessité d'écrire une postface : c'est une sorte de "plaisanterie interprétative" (c'est le terme qu'il a employé), qu'il a rédigée en "essayant d'interpréter ce qu'[il] a écrit de façon fictionnelle".
C'est donc faussement sérieux... mais pas toujours.
"Ceci est important : l'alphabet comme hiérarchie, élément aléatoire qui instaure un ordre qui nous paraît sensé. Voilà un miracle." (page 183)

Matteo a perdu son emploi est un bon livre, très curieux, original.

 

 

 

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