Livre.gif (217 octets) Littérature Francophone Livre.gif (217 octets)



-
dictées

- listes
- liens recommandés


Papillon.gif (252 octets)

-> retour francophone <-

retour
page d'accueil

 


JOURDE Pierre

(Créteil, 1955 - )

Pierre Jourde est professeur à l'université Grenoble III. Il a publié des essais, critiques, romans (notamment Festins secrets, Prix Renaudot des lycéens 2005, Prix Valéry Larbaud...).

la littérature sans estomac


La Littérature sans estomac (L'esprit des péninsules, 2002, 330 pages ; également disponible en poche, chez Pocket). Prix de la Critique de l'Académie française.

Extraits de l'avant-propos de Pierre Jourde, qui s'explique sur la situation de la littérature en France, et sur les intentions de son ouvrage :
"Une grande partie de la littérature d'aujourd'hui peut se ranger dans la catégorie « document humain ». N'importe quoi est bon, suivant l'idéologie moderne de la transparence et de l'individualisme. Les confidences de M. Untel sont intéressantes par nature, parce que Untel est intéressant dans sa particularité. C'est l'idéologie des jeux télévisés, de la publicité, des reality show, de Loft story et des ouvrages d'Annie Ernaux. [...] Reste cette excuse de la médiocrité : la sincérité." (page 18).

"Pour créer la surprise et alimenter la copie journalistique, le texte dit en outre présenter une apparence d'audace, dans le fond comme dans la forme, qui fournira le bonus symbolique, la garantie littéraire. Sur le fond, l'audace consiste à faire toujours la même chose. Du témoignage, et aussi de la violence ou du sexe. Si possible les trois. A chaque fois, on promet du scandale, de la révélation, du hard, quelque chose d'inouï. Le succès d'Angot, de Despentes, de Houellebecq, de Darrieusecq, de Catherine Millet, etc., a été fabriqué de cette manière. Au fond, on ne fait guère lire qu'avec cela (ou bien avec des ragots, ou encore avec de l'anti-sémitisme). Le scénario est tellement immuable qu'on est à chaque fois étonné du cynisme des uns et de la candeur des autres. [...]
Certains continuent à se demander si l'on peut tout dire. Le « tout » s'avère n'être qu'un argument publicitaire, pour deux raisons : d'abord parce que toutes les limites ont été franchies depuis longtemps, la liste des exemples serait innombrable, Sade, Rebell, Apollinaire, Céline, etc. Ensuite et surtout parce que le « tout » en question, dont on fait si grand cas, s'avère à la lecture n'être qu'une anodine histoire de fesses dont il est aussi ridicule de s'extasier que de se gendarmer.
" (pages 17-19).

"L'un des objectifs de cet ouvrage consiste à tenter de nourrir le débat au moyen d'arguments tirés d'un examen attentif des phrases, des mots, de la construction du récit." (page 23).
"La critique se fait ici violente parfois. La polémique a disparu à peu près de la vie culturelle française. Au XIX° siècle, on se battait encore pour des questions littéraires. Leconte de Lisle provoquait en duel Anatole France. Robert Craze se faisait tuer par Charles Vignier. [...] Au XX° siècle ? Les surréalistes contre France, Barrès, Rachilde. Les futuristes. Sartre et Céline. Gracq. Jacques Laurent. On bataille un peu sur la question du Nouveau Roman. Depuis trente ans, rien. Des empoignades télévisées sans contenu." (pages 23-24).
"[...] le fait qu'on ne puisse toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine : tout est sympathique. [...] Si tout est positif, plus rien ne l'est. Les opinions se résorbent dans une neutralité grisâtre. [...] L'éloge unanime sent le cimetière. Dans le monde mièvre de la littérature contemporaine, les écrivains, mammifères bizarres, broutent tranquillement sous le regard de badauds, derrière leurs barreaux culturels. Dans leurs songes, « ils dérangent », ils gênent le pouvoir et perturbent l'ordre établi, comme ne cesse de le répéter Philippe Sollers. En fait, personne ne les agresse, ils ne font de mal à personne. On emmène les enfants les voir, pour qu'ils sachent que ces bêtes-là ont existé." (pages 24-25).

Le ton est donné, on va avoir de la baston. Le jeu de massacre peut commencer, chapitre après chapitre, généralement consacré à un écrivain.
Mais tout d'abord, en prélude, Pierre Jourde s'en prend au Combattant Majeur, Philippe Sollers :
"Conformément aux vieux principes des pouvoirs totalitaires, qu'il a en d'autres temps ardemment défendus, Philipe Sollers pourfend de fantomatiques ennemis extérieurs (manque de liberté d'expression, de liberté sexuelle) pour mieux faire oublier la tyrannie de fait que lui et son clan exercent sur une grande partie du monde littéraire. Ils ont réussi à faire du Monde des livres l'organe officiel de leur parti." (page 40).
"Telle est l'impression générale qui se dégage d'Eloge de l'infini : Philippe Sollers a toujours tout compris avant tout le monde, chacun vit dans l'erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle ; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l'incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure.[...] Par « désert », il faut entendre Le Monde, Le Monde des Livres, plus un nombre impressionnant de revues, journaux, émissions de télévision." (pages 46-47).

Christine Angot : "Et la ponctuation ? Voilà un terrain neuf, une friche du style. Encore une règle, un ordre, bref un fascisme. Christine Angot n'aime pas les fascistes. Donc elle goûte peu la ponctuation. Elle en use, certes, mais avec un brio qui déstabilise ce totalitarisme grammatical. [...] Dépourvu de cet ornement poussiéreux, n'importe quoi prend alors une allure haletante, fiévreuse, intense, bref prend l'air littératire, et c'est bien cet air qui nous importe : Amour avorté destin avorté peut-être est-ce cela et seulement cela mon destin Peut-être ne le dépasserai-je jamais Peut-être irai-je toujours de bras en bras à la recherche d'un geste d'un visage qui me parle vraiment d'amour qui m'adresserait une chose particulière à moi seule.
Que l'auteur nous permette ici, malgré tout, une réserve : pourquoi ces traits d'union et ces majuscules, dernières traces de fascisme ?
" (page 75).
Plus loin, il finit par adopter le style d'Angot, c'est facile, mais drôle. Il a même prévu une page à découper (selon les pointillés) pour que Christine Angot puisse la mettre dans son prochain livre.

Puis viennent Beigbdeder, et Darrieusecq :
"Il est curieux d'observer, ces derniers temps, combien de jeunes femmes écrivains mettent en scène avec délectation l'humilitation de femmes idiotes. On dirait de la nostalgie. [...] On pourrait penser qu'il s'agit d'un portrait cruel de l'aliénation, une fable sur le décervelage moderne. Rien de plus décapant que de promener un candide à travers les turpitudes de ce monde. Il faudrait distinguer cependant le candide et la parfaite imbécile." (page 107).
"Rien de plus chic, quand on est une intellectuelle, que de manifester son mépris et sa honte de l'intelligence : faire parler l'andouille, se calquer sur le langage pauvre et bête qu'on lui attribue [...]. On encaisse ainsi un double bénéfice : d'un côté on est l'écrivain, on est intelligent et on cause bien dans le poste. De l'autre on démontre qu'on peut se fondre dans l'épaisseur des choses, dans le cerveau obtus du monde. [...] Il faut mépriser ce genre de stratégie littéraire et ces intellectuels honteux. Ils donneraient des arguments à la barbarie des Khmers rouges, qui les envoyaient gratter la terre. Marie Darrieusecq trouve que c'est une rédemption pour sa truie, gratter la terre. Lorsqu'on dégrade sa propre intelligence, il ne faut pas s'étonner si d'autres un jour vous prennent au mot.
Faire l'andouille comporte également un avantage inestimable : inutile de se préoccuper d'écriture.
" (pages 110-111).

Olivier Rolin : "Olivier Rolin ne peut pas dire « Judas », mais l'« Iscariote », ce qui est plus propre à épater. Chez lui, on étrangle encore à l'ancienne, avec des « lacs », on ne fait pas platement sa toilette le matin, mais à « l'heure lustrale », etc. [...]
L'authentique, pour Olivier Rolin, se confond avec le ronflant. Les hommes sont pour lui « de grandes statues creuses » abritant, « sous la majesté muette du ciel », des « mugissements d'océan ». La littérature a « à voir avec la démence et la mort »
" (page 118-119).
Pierre Jouve montre comment Olivier Rolin abuse de l'usage de certains mot ou adjectifs, tournures de phrases, pour donner une grandeur artificielle à ses romans.

Après quoi Camille Laurens s'en prend plein la tête, et c'est vraiment très drôle.

"Les livres de Christian Oster ou de Tanguy Viel ne manquent pas d'intelligence, ils manquent d'intérêt. Ils sentent la littérature morte, le sous-Beckett exténué." (page 155). Suit un extrait consternant de Cinéma, de Tangy Viel.
"Les libraires font bien de parer l'ouvrage d'une jaquette proclamant « Attention talent », on aurait pu ne pas le remarquer.
[...]".
"C'est ennuyeux et c'est mal écrit. Mal écrit pour, apparemment, reproduire l'oralité du monologue intérieur du personnage. Mal écrit surtout, et ennuyeux, pour faire littéraire. Ces écrivains sont parfaitement représentatifs du roman light contemporain. Se pencher d'un peu près sur leur prose de ces dernières années est instructif : on y repère les grands traits d'une esthétique du vide." (pages 156-157).

Puis viennent Marie Redonnet, Jean-Philippe Toussaint...

Emmanuelle Bernheim en prend pour son grade, elle aussi.
"
Vous n'avez rien à dire. Rien à raconter, à part une histoire banale et inepte. Vous ne savez pas écrire, sinon sous la forme d'un plat compte rendu. Vous voulez être écrivain ? Rien de plus simple, rien de moins fatigant. Apprenez à faire résonner la platitude.
Mais comment ?
L'alinéa ! Ecrivez, comme vous savez le faire, une phrase bête et creuse. Au lieu de poursuivre, allez à la ligne. Ecrivez une autre phrase bête et creuse. Tout à coup, ça vous prend une autre allure : ça vibre, c'est lourd de sens. Tout le blanc se charge d'intensité émotive, de non-dit furieusement significatif. Moins on en dit, plus on laisse supposer qu'on en a à dire. [...]
Toutes les fins de ces romans se ressemblent : il faut en conclusion, avant le silence le plus définitif, placer le détail le plus oiseux, qui paraîtra ainsi richement symbolique tout en restant bien concret.
" (pages 170-171).

Après Christian Bobin ("
Chez Christian Bobin, les objets de comparaison ont toujours une grande qualité poétique, ce ne sont qu'étoiles, fleurs et orages.", page 173), nous avons Pascale Roze - Goncourt 1996 pour Le Chasseur Zéro - avec ses préoccupations infimes :
"
L'invasion de ces niaiseries étouffe la littérature française. Celle-ci se confond de plus en plus avec cette nouvelle forme de dignité bourgeoise, le roman décoratif : petit récit, histoire de famille, d'éducation, rencontre amoureuse, mettant en scène un petit personnage sans identité trop définie, protagoniste de petits événements sans trop de poids, le tout rapporté dans un langage pas trop compliqué, encombré de clichés. L'édition produit, la critique défend, sous la marque de l'exigence, de la littérature bas de gamme." (page 181).

A propos d'Eric Holder et Philippe Delerme : "
De même qu'il y eut une littérature cosmopolite, Larbaud et Morand, voici la littérature microcosmopolite, qui nous envoie des cartes postales touristiques du potager du coin." (page 202).

Puis Pierre Jouve démonte plusieurs poètes contemporains (c'est facile, il est vrai !) dont je n'avais jamais entendu parler (Gilles Lade, Bernard Vargaftig, Patrick Tudoret...). Vers sans rimes, incompréhensibles. En deux minutes et trente secondes, Pierre Jouve a lui aussi fait un poème, qu'il nous donne.

Viennent encore Michel Houellebecq, et là le sentiment est plus partagé, et finalement des écrivains qu'il défend : Gérard Guégan, Valère Novarina, Eric Chevillard et Jean-Pierre Richard.
C'est dans la défense de ces écrivains que le livre est le moins intéressant... quand on ne les a pas lus, sans doute (c'est mon cas, j'avoue).


La Littérature sans estomac est un essai souvent très drôle.
Evidemment, parfois, ça tourne au canonnage de l'ambulance, mais on admire le spectacle pyrotechnique. Mais quand vient la rentrée littéraire et que l'on peut lire des articles d'extases sur les dernières productions de certains auteurs massacrés dans l'essai, on continue à rigoler.

le tibet sans peine

Le Tibet sans peine (NRF - Gallimard, 2008, 119 pages).

Le récit commence ainsi :
"En réalité, il ne s'agissait pas tout à fait du Tibet, mais du Zanskar.
Le Zanskar fait partie de ces pays qui comportent plus de montées que de descentes, contrairement, par exemple, à l'île de Ré, à propos de laquelle un prospectus touristique récent précise que les descentes y sont nombreuses sur les pistes cyclables ; il existe par ailleurs assez peu de points communs entre le Zanskar et l'île de Ré.
Aux Alentours de 5000 mètres d'altitude, lorsque le ciel noircit et que la neige menace, que le marcheur a peiné toute la journée, que le col n'apparaît pas, qu'il n'y a pas trace d'habitation, qu'on n'aperçoit de toutes parts que des pentes verticales, il arrive que des questions s'insinuent dans l'esprit.
" (page 13).
"Comment en sommes-nous arrivés là ?" demande l'auteur page 17. "En ce qui nous concerne, notre connaissance de la culture tibétaine ne dépassait pas de beaucoup la brève manipulation d'ouvrages à couvertures bizarres dans les librairies spécialisées." (page 18). " On s'y rend aussi comme d'autres vont en Grèce : pour dire qu'on y est allé, ou pour le montrer."
On y va aussi pour frimer dans les dîners...
Ou bien encore après avoir lu Tintin, ou encore pour visiter les confins, parce que ça fait rêver. "Qu'est-ce qu'il en reste ? A peu près rien.? On en voudrait bien, du confin. On se figure parfois en avoir déniché un petit, on y va, on s'enfonce dans la jungle, on tombe sur un raid Nouvelles Frontières." (page 22).

Pierre Jourde raconte ici les trois voyages qu'il a effectués au Zanskar (la première, lorsqu'il avait vingt-cinq ans), à une époque où la destination n'était pas aussi banale que maintenant, dit-il.

Inde, dans les années 1980.
"Nous voulions voir l'Inde, Katmandou, tous les reliefs des espaces mythiques de la route des années 70. Je commençais à découvrir que partout nous arriverions trop tard. Trop tard pour la politique, trop tard pour la découverte de mondes encore presque intacts, trop tard pour les expériences inédites, trop tard pour la réussite facile, trop tard pour la pensée. Nous étions nés avec dix ans de retard. Nos cheveux très longs, nos foulards rouges demeuraient comme les signes déserts d'une époque. Nous ne partions pas en Inde pour la mystique ou pour le tiers-monde. Nous cherchions une image, déjà exténuée." (pages 35-36)
Le petite groupe de copains arrive à Delhi.
C'est la fournaise. "La fournaise exhale les odeurs. Jasmin et excréments confondus. [...] Ici l'olfactif concurrence le visuel. Tout ce que diffuse la profusion des plantes, des corps humains, des corps animaux, tout ce qui monte des petites marmites dans lesquelles des femmes usées font cuire des ragoûts d'arlequin dont une cuillerée vous incendie jusqu'à l'os.
" (page 38).

"Les rickshaws slaloment parmi les buffles et carrioles. A la Grande Mosquée, au Fort Rouge, c'est l'assaut des lépreux qui s'accrochent en grappe aux vêtements. Parmi eux, beaucoup d'enfants. Jambes rongées, mains sans doigts, faces camardes où le nez manque. Se défaire d'un enfant sans jambes agrippé de ses deux bras à mes cuisses, son beau visage d'ange brun sous les cheveux bouclés montant vers moi. Je me souviens de son visage, reposant sur ma hanche, souriant, comme émergeant une seconde du malheur. Il faut contenir la panique que l'on sent monter, le décrocher comme un crabe, comme un insecte, un bras après l'autre. Le laisser derrière soi. Ne pas même pouvoir une larme pour lui, ou très longtemps après. Alors qu'il a sans doute lâché prise, est retombé dans un monde où les vivants n'ont pas leur place.
Il nous arrive de croiser une épave de la route. Ce qu'une époque a laissé là-bas de jeunesse, curieuse d'autres mondes comme aux temps du romantisme. [...]
Pas très loin au-dessous sur l'échelle des êtres vivants, la variété luxuriante des invertébrés. On en prend notamment conscience dans les chambres d'hôtels. Pratiquer quelque temps l'hôtellerie indienne vaut une première année d'entomologie. Derrière les montants des lits, on découvre des formes de vie inédites, des arachnides plats et livides, en embuscade. Les fenêtres laissent entrer des objets volants vrombissants, à la forme indécidable, hérissés de pinces et de segments.
" (page 39).

Puis c'est le départ, un peu plus loin vers le Zanskar... et la découverte des trains en Inde...

"Prendre la route du Ladakh a ceci de difficile qu'il faut commencer par s'arracher au paradis. [...] Srinagar est en partie un jardin flottant. On y vit sur des bateaux de bois sculpté, au milieu des nénuphars qui couvrent à perte de vue la surface de l'eau. Des barques glissent en silence parmi les grandes fleurs épanouies. Le lac Dal s'étend jusqu'à l'horizon, barré par de hautes montagnes enneigées. Même lorsqu'on y séjourne depuis longtemps, on a peine à y croire.
La terre ferme autour du lac et de la ville est occupée par des parcs pleins de roses odorantes. [...] La nuit, sur le toit des bateaux, on contemple les étoiles grandes ouvertes, plus nombreuses et plus blanches encore que les nénuphars, en fumant du kif sur le toit des chefs-d'oeuvre flottants. Il fait vingt-cinq degrés.
" (pages 42-43)

Il faut trouver un camionneur qui accepte de prendre le peti groupe. S'ensuit une ascension incroyable. "Nous avons du mal à le croire. [...] Enfin, nous devons nous rendre à l'évidence : les petits carrés jaunes immobiles, là-haut, tout près du ciel, ce sont bien des camions semblables au nôtre." (page 50). "A présent, il y a peut-être mille mètres à la verticale entre le point où nous nous trouvons et le fond du ravin. De loin en loin, disséminés dans le bas des pentes, de minuscules taches jaunes. Ce sont les camions qui ont versé." (page 53).

Beaucoup plus tard, enfin...
"Nous avons soigneusement contourné à gauche le chorten afin de ne pas contrarier les flux énergétiques de l'Univers et par égard pour les cendres du saint lama qu'il devait contenir, et nous sommes entrés au Zanskar." (page 86).

Le Zanskar, donc. Petits villages aux bâtisses carrées "construites en brique de bouse de yack séchée. [...] Le yack est l'animal universel. On s'habille en yack, on se nourrit de yack, on se chauffe en yack, on se loge en tack, on se déplace en yack, on décore avec du yack, on fait de la musique dans du yack." (page 88).
Au long des pérégrinations dans la montagne, c'est le froid, et la faim qui arrivent, l'épuisement, les cicatrices, les blessures...
Pierre Jourde et un autre s'échangent des recettes de cuisine à longueur de journée. "Ils [deux étrangers, rencontrés en chemin] écoutent fascinés ces épopées gastronomiques." (page 89).

Et puis il y a encore tellement de choses, les lamaseries (notamment Phuktal Gumpa, avec son pont)... et tant d'autres choses...


Un texte pas long, très intéressant, comme j'espère, on aura pu le lire...
Bien sûr, il n'a pas la profondeur d'un texte de Bouvier, il reste plus au niveau de l'anecdote.

le jourde & naulleau

Le Jourde & Naulleau (Mango Littérature, 2008, 280 pages). Précis de littérature du XXI° siècle.

Pierre Jourde, avec son compère Eric Naulleau, font ici un pastiche des Lagarde et Michard.
Ils se sont répartis le travail. Leur style est différent : là où Naulleau dresse une biographie sarcastique, avec quelques courts extraits d'oeuvres, Jourde présente l'auteur, puis donne à lire des passages entiers, richement annotés. Globalement, il faut bien dire que les textes de Jourde sont plus intéressants que ceux de Naulleau.
Ils inventent les titres de livres publiés après 2008, c'est déjà assez amusant, mais ce qui l'est plus, ce sont les exercices en fin de chapitre.
Par exemple, voici un des exercices consacrés à Marc Lévy (signé Jourde) :

"L'Etranger, d'Albert Camus, commence ainsi :
"Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. j'ai reçu un télégramme de l'asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier."

C'est un peu sec, ça manque de vibrations et de sentiment. Vous tenterez de rewriter cette médiocre entrée en matière en vous inspirant des leçons de Marc Lévy.
" (page 19).

Le pire, si l'on peut dire, c'est qu'on a droit au corrigé :

"La douce lumière de la lune s'étendait sur les grandes lattes de bois fauves du parquet, et venait caresser les très jolis bibelots de collection qui ornaient çà et là les meubles choisis avec un goût très sûr. Par les baies vitrées, on apercevait les vagues qui s'ébattaient sur les sables de Long Island. Pelotonné sous sa couette, Edward dormait profondément. La sonnerie stridente du téléphone vint troubler la quiétude de la nuit. Edward finit par décrocher. Sir la table de chevet, la pendule indiquait 3h40.
- Allô ? fit-il d'une voix ensommeillée.
- Edward ?
- Bill ? Qu'est-ce qu'il y a ? [...]
- Il va te falloir du courage, Ed.
- Mais comment...
- Le coeur a lâché. Elle est morte dans mes bras. [...]
" (pages 21-22)

Un autre exercice propose de rétablir la syntaxe correcte de la phrase "Quand il lui demanda comment connaissait-elle son prénom, elle répondit qu'elle était déjà là bien avant qu'il n'emménage" (Et si c'était vrai...)

Suit Christine Angot, par Naulleau (Jourde en avait parlé dans La Littérature sans estomac). Le lecteur lit, sidéré, un extrait profondément raciste extrait de Léonore, toujours. Certains écrivains ont apparement le droit d'écrire des horreurs sans choquer les journalistes et autres associations. Curieux.

Après ce chapitre pitoyable, passons à Anna Gavalda, un écrivain gentil que tout le monde aime (sans doute parce que ses romans sont inofensifs). Et à ce propos, l'Amour, c'est le sujet principal de Madeleine Chapsal, dont la modestie et l'intérêt de l'oeuvre sont bien mis en lumière par les notes de bas de page ("Le journal de Madeleine Chapsal restera un témoignage précieux sur le tournant du XX° et du XXI° siècle, plein d'aperçus originaux et de paradoxes audacieux : tous ces appareils modernes, ça ne marche jamais, le prix des légumes n'arrête pas d'augmenter, de la bonne viande, on n'en trouve plus, et avec toutes leurs machines, ils détraquent le climat.", page 69).

Le texte de Naulleau sur Labro est un peu long.

Florian Zeller
est passé à la moulinette par Jourde. Zeller écrit un certain nombre de platitudes, dans Les Amants du n'importe quoi, sur l'art et la manière de visiter une ville. C'est snob : berk, visiter les lieux et monuments que tout le monde voit... Il écrit ainsi "A Rome, je n'ai vu aucun des monuments jugés indispensables." (page 104). Ce qui vaut la note suivante de Jourde : "Ce qui implique, à Rome, un effort et une attention constants. Il n'est pas donné à tout le monde, en effet, de réussir à ne pas voir le Colisée, le Panthéon, le Château Saint-Ange, le forum, les fontaines, les palais, etc." (page 104).

Naulleau descend Philippe Sollers, ce qui n'est pas très difficile en soi. Il a ressorti quelques écrits où Sollers louait Mao, la révolution culturelle prolétarienne, "révolution dont tout confirme le succès éclatant" (page 130), et il le cite des textes louant la clairvoyance de Sollers, le Combattant Majeur.
Un extrait de Paradis permet de bien appréhender la richesse stylistique de Sollers : "régression ablation dans l'involution révolue par avolition les mâles barbotant entre sperme et vivre comme elles ovoluent du pas-dit pression et voici en conséquence la relation vélation d'une gélation de la félation par fellation précoce d'un phénomène de reblablation élation du grec élatos ductile [...]" (page 122). Du grand art.
Plus loin, les zélateurs de Sollers (Ligne de Risque : Frédéric Badré, François Meyronnis, Yannick Haennel) verront leur compte réglé par Jourde. Facile, ils se cirent les pompes les uns les autres, mais plus que tout, ils sont en admiration devant Sollers. "Comment représenter les identités multiples de Sollers ? Sa voie est oblique, ses fins subtiles." (Frédéric Badré, L'Avenir de la littérature ; livre publié dans une collection dirigée par Sollers, c'est dire le niveau d'objectivité du portrait).

Alexandre Jardin... Exemple à l'appui (mise en gras des mots importants dans un passage de Le Petit Sauvage), Jourde écrit : "Alexandre Jardin, toujours prêt à se lancer dans de généreux combats et à soutenir des oeuvres de bienfaisance, a créé avec Le Petit Sauvage le premier livre pour mal-comprenants." (page 144). Il démolit l'oeuvre Jardinière en mettant en évidence les clichés innombrables et la pauvreté tape-à-l'oeil des métaphores qu'il affectionne.

Naulleau, dans son chapitre consacré à Bernard-Henri Lévy, cite un extrait d'un livre de Renaud Matignon (La Liberté de blâmer, 1998) : "La nouvelle philosophie était née. Comme la nouvelle cuisine, la nouvelle philosophie est plus légère que l'ancienne. Elle se digère facilement. Bernard-Henri Lévy avait inventé le panier-repas de la pensée, l'équivalent intellectuel de l'écologie. Pensez moins, vous penserez mieux. La recette fit fortune." (page 155).
Autre citation, cette fois-ci extraite du livre de BHL, Qui a tué Daniel Pearl (2003) : "Je ne sais pas si j'ai croisé, ou non, Daniel Pearl à Asmara. Mais je sais que son assassin a vibré sur des scènes que j'aurais pu tourner." (page 171).
C'est consternant.

Puis vient Marie Darrieussecq (Jourde avait déjà parlé de son cas dans La Littérature sans Estomac). Sa biographie précise : "Elle a en outre créé en 2010, en collaboration avec la toujours jeune académie du même nom, le Goncourt des maternelles, décerné chaque année par les enfants de douze maternelles de France." C'est facile, mais rigolo.
Il faut dire que le livre présentant la littérature du XXI° siècle, la totalité de leur biographie est traitée.
Jourde présente notamment un extrait de Le Bébé (2002) :
"Une puéricultrice sur deux est favorable à la tétine.", ce qui donne cette note de bas de page : "Le travail du style n'exclut pas la rigueur du travail d'information. Marie Darrieussecq a retenu les grandes leçons de Flaubert et Zola : le fait juste." (page 208).

A propos de Camille Laurens, on peut lire cette note : "Certains auteurs contemporains font une grosse consommation de fous (voir Dominique de Villepin et Philippe Sollers). Cela semble d'autant plus paradoxal qu'il s'agit souvent de gens respectables, de sens rassis, voire de notables. Paradoxe tout apparent : la folie est bien cotée à la bourse des valeurs littéraires. Evoquer la folie, c'est un peu le génie du pauvre." (page 232).

Naulleau s'attaque ensuite à Patrick Besson. C'est un peu long. Puis c'est Jourde avec Emmanuelle Bernheim. C'est court, mais la platitude de son oeuvre est telle que ça suffit bien.

Et pour finir : Dominique de Villepin (par Jourde). C'est le pire, d'une certaine façon. La nullité par le vide (du style, des dialogues, etc.), c'est une chose, mais chez Villepin, c'est le vide par le trop-plein et la grandiloquence. Extrait de "Eloge des Voleurs de feu" :
"De la gueule grande ouverte du prophète, gargouille éructante qui se tord sous le fer des mots, de véritables torrents de feu crient le désespoir. [...] Dans son oeil gravé, le voleur de feu porte la brûlure de l'aînesse qui vaut serment, d'une parole tendue en souvenir d'anciens, naufrages, d'un compagnon perdu, d'un amour évanoui [...]. L'homme par le poète ainsi tiré plus haut grandi d'hémorragies, ennobli de folles colères et de noirs tourments, homme de rages contagieuses, reçoit de plein fouet l'injonction : « n'apaise pas, fomente ! » Et de s'acharner à saisir, hors les maris, l'insaisissable, à corriger de viles symétries l'irréparable, à rompre les amarres jusqu'à arracher les bouches luettes de l'indicible, emporté par la houle furieuse" (page 272).
Le genre d'écrivain (osons le mot) qui pense que écrire des mots tels que feu, grandiose, fou, insurrection, gouffres, infini, rage, etc. suffit à faire de la littérature.
C'est pathétique.


Ce "petit livre noir du roman contemporain" est très marrant, et fait gagner beaucoup de temps lorsqu'on n'a pas lu les auteurs traités. Quelques recommandations : ne pas le lire dans le métro (pas de place pour s'écrouler de rire), et ne pas en lire trop d'une traite, il y a un léger effet de nausée : on a ici affaire à un concentré de nullités.

 




- Retour à la page de Littérature Francophone -

 

Toute question, remarque, suggestion est la bienvenue.MAILBOX.GIF (1062 octets)